[Retour sur] Prix littéraire Frontières : rencontre avec Guillaume Poix

 
Publié le 15/11/2021 - Mis à jour le 22/03/2022

Mercredi 13 octobre, à l’occasion de l’ouverture du cycle de rencontres « écrire les frontières », animé par Carole Bisenius-Penin, co-responsable du prix littéraire Frontières - Léonora Miano, les étudiants (L3 Humanités, Metz) accueillait au théâtre universitaire Bernard-Marie Koltès (Metz) l’auteur, metteur en scène et dramaturge Guillaume Poix. Un échange précieux à propos de sa production littéraire, un voyage fascinant à travers les frontières. 

Voyage littéraire à travers les frontières

Pouvoir rentrer dans la tête d’un écrivain, le rêve de tout lecteur. C’est ce qu’ont pu faire des étudiants de l’université de Lorraine. Une étude au cœur du travail littéraire, autour de la question des frontières, de la documentation et du traitement de l’espace.

Les frontières ?

En tant que citoyen Européen, Guillaume Poix parle d'« illusion d’effacement des frontières », en termes de privilège. Il aborde également l’espace numérique comme quelque chose qui appuie cet effacement. Au contraire, parfois la frontière est un territoire arbitraire. Ainsi, en Afrique et en Amérique du Sud, la frontière reste un obstacle. L’idée est de comprendre comment la frontière peut départager le monde de façon absurde.
 

Le traitement littéraire de l’espace géographique 

Évoquant son roman Les fils conducteurs (2017), Guillaume Poix revient sur l’intrigue imaginée à partir d’une photo de la décharge d’Accra au Ghana : « J’ai été frappé par le caractère littéraire, pictural, fantasmatique du lieu. C’était déjà un lieu de fiction ». Il associe les colonnes de fumée à un tableau de Jérôme Bosch et à l’enfer de Dante. Cette fumée toxique issue du démantèlement de notre vie numérique, s’abat sur nous. Elle emporte avec elle les vies des adolescents qui n’ont pas d’autre choix pour survivre que de brûler les gaines de nos appareils électroniques. On est face à une vision apocalyptique, à la fois cauchemardesque et sublime, par l’émotion esthétique qu’elle provoque. 
 
Pour l’auteur, l’acte littéraire consiste à convertir la puissance du lieu en un style, en un langage. Troublé par les images, qui nous touchent de façon indicible, il a voulu restituer cela dans la langue utilisée. Une langue littéraire classique n’aurait pas pu traduire toute l’obscénité de la situation : « Je voulais une langue qui soit un outil d’émancipation pour les personnages ». Ici, les adolescents ghanéens peuvent être traités comme des déchets, quelque chose d’inimaginable en Europe. La langue de Guillaume Poix utilise la mimétique de la décharge. Celle-ci contamine la parole des personnages qui y travaillent. « Ce territoire est rempli de nos vies. C’est la mémoire de nos activités numériques. » La décharge parle toutes les langues. Il a fallu traduire l’entassement chaotique, arbitraire de ce conglomérat : « On a reconstruit la tour de Babel par la dématérialisation. ». À travers cet ouvrage, l’auteur dénonce les effets de la mondialisation. L’œuvre n’a pas seulement une vertu esthétique, en cela la littérature peut d’avoir un impact sur le réel. La laideur ne lui fait pas peur. Il qualifie son travail de « littérature de l’invisible ». On montre ce qui est caché, ce qu’on ne veut pas regarder.  
La littérature est elle alors le lieu possible de reconfiguration des formes d’engagement politique ?  « Lire, écrire me change, c’est un acte de représentation du monde qui est un acte politique ». Pour l’auteur la littérature explore les espaces manquants et nous parle de ce qu’on a en partage. Elle a une portée politique inhérente. Si on la recherche artificiellement cette portée tombe : « La littérature peut nous désorienter, changer notre représentation du monde et nous mettre en dynamique. »
 

Le travail documentaire 

Affirmant que « L’appel d’un texte est toujours initié par quelque chose », Guillaume Poix évoque pour son Là d’où je viens a disparu (2020) l’importance d’une autre photographie, celle d’un migrant et de sa fille, morts en traversant le Río Grande : « J’ai été scandalisé, hanté, ému par la photo, surtout après d'autres photos de l’immigration vues avant, celle-là, c’était la photo de trop ». Le cliché donnait la clé de l’intime pour aborder la question politique : « Et si c’était moi ? Qu’est ce que c’est de vivre cela ? ». 
 
Pour Guillaume Poix, redonner un visage à ces deux êtres est un geste obscène, mais « la littérature doit aller chercher ce qui est obscène », transgresser les frontières. L’écrivain s’est alors documenté pour retracer le fait divers. Mais il a senti que cet évènement seul serait insuffisant : « Moi français regardant ce drame, c’est de ça qu’il faut parler en plus ». S’en est suivi le choix de décentrer le livre, d’éclater la problématique. Se sont rajoutés des personnages, notamment des français traversés par des émotions en observant la situation. Tous hantés par le passage du Salvador aux États-Unis, de la Somalie à la France. Le roman est polarisé autour du passage de la frontière : « Ceux qui passent, ceux qui empêchent de passer, ceux qui peuvent, ceux qui ne peuvent pas. Ceux qui ont voulu passer, ceux qui ne veulent pas. ». Le travail d’immersion ne se limite pas à un travail littéraire, il est aussi politique : « On fait l’effort de se mettre à la place " de ", tout tombe, on est face à une expérience universelle ». Pour l’auteur, il s’agit de lutter contre sa propre indifférence, son désengagement, et d’entraîner le lecteur dans cette introspection. 
 

L’enquête en littérature 

Paradoxalement, Guillaume Poix n’a jamais fait de terrain. Il ne s’est jamais rendu ni au Ghana, ni au Salvador. Il n’est pas d’accord avec une légitimité de l’écrivain basée sur l’expérience. Ce serait même périlleux avec un risque de repli identitaire. Il établit le postulat d’une écriture constituée d’expérience et d’invention : « On ne doit pas demander à quelqu’un d’écrire que sur ce qu’il connaît, écrire est une enquête intime pour se découvrir ». L'auteur dénonce la tyrannie des faits réels voulue par l’air du temps. Cependant, il admet qu'il évolue. Avant il avait peur de l’enquête car il n’avait pas les outils. Il prônait « une littérature de la chambre ». Mais son désir d’écriture va vers la rencontre, alors il est à présent plus partagé : « L’enquête n’est pas obligatoire mais ça change quelque chose quand on va sur le terrain. ».
 

Une œuvre éclectique et inclassable

Dans son nouveau projet théâtral (Un sacre avec Lorraine de Sagazan), l’auteur a fait appel à 300 personnes (collecte de paroles) pour témoigner sur la thématique de la « réparation », amenant une réflexion sur la question de la mort. Sur scène neuf acteurs partagent, témoignent et convoquent les disparus. On le voit, Guillaume Poix change régulièrement de style et traverse les frontières génériques, entre théâtre et roman : « Quand je veux écrire un roman je n’y arrive pas, quand je veux écrire une pièce de théâtre, je n’y arrive pas ». Justement, son œuvre Soudain Romy Schneider porte l’étiquette de « roman théâtral ». D’ailleurs son éditeur a créé une collection spécifique pour ce genre d’ouvrages hybrides qui traversent les genres. 
En définitive, Guillaume Poix écrit des romans comme s’il était dramaturge et du théâtre comme s’il était romancier. Ce qu’il veut, c’est bien être là où on ne l’attend pas.
 
Article de Nicole Laxalt-Geoffroy et Rebecca Mansard, étudiantes L3 (Humanités)