[Prix littéraire Frontières] Hajar Azell : La frontière comme un entre-deux identitaire et littéraire

 
Publié le 1/04/2022 - Mis à jour le 10/05/2023
Hajar Azell

Lors d'une rencontre le 16 mars 2022, animée par Carole Bisenius-Penin, co-responsable du prix littéraire Frontières – Léonora Miano (Crem, Loterr, Université de Lorraine, UniGR), les étudiant.e.s de la licence 3 Humanités ont accueilli Hajar Azell à la bibliothèque du Saulcy. Un cinquième volet du cycle de rencontres « Écrire les frontières » placé sous le signe de la frontière identitaire, en collaboration avec la Mél (Maison des écrivains et de la littérature, Paris).

Récits initiatiques croisés : la quête identitaire des déraciné.e.s

Née au sein de la communauté francophone de Rabat en 1992, Hajar Azell s’installe à Paris pour ses études (HEC et École Polytechnique). Lorsqu’elle publie L’envers de l’été (Gallimard, 2021), cette dualité identitaire, partagée entre la France et le Maroc, devient le contexte d’un récit initiatique : May, jeune adulte revient sur la terre de ses ancêtres que son père Elio a quittée. Le décès de l’aïeule, Gaïa, soulève la question de la vente de la maison. Pour May, c’est l’occasion d’un dernier adieu à la maison familiale. La quête identitaire de May relève d’un caractère double pour H. Azell : Si May semble emprunter le chemin inverse d’Azell, on comprend que le regard de la jeune parisienne est également celui de l’autrice, qui analyse avec finesse sa terre natale avec son regard d’adulte.

Hajar Azell se refuse pourtant à situer son récit au Maroc. L’incipit annonce d’ailleurs cette rupture : « De nos jours, quelque part, au bord de la Méditerranée ». L’on ressent donc cette analyse non pas seulement auto-ethnographique, mais également sociologique, avec pour gigantesque théâtre les sociétés méditerranéennes. Dans le processus d’écriture, la dépersonnalisation du lieu amène à une description plus fine de la maison de Gaïa, qui devient presque un personnage autour duquel se noue toutes les intrigues et les secrets : la demeure symbolise le confort, peut-être même cette injonction au bonheur que ressentent les familles réunies en été et dont l’autrice montre le revers de la médaille. L’envers de l’été puise ce déracinement géographique dans son contexte d’écriture : l’Espagne, l’Italie, l’Algérie et le Maroc deviennent tour à tour des espaces d’écriture, qui infusent le texte et s’entrecroisent sans rapport de hiérarchie.

Débusquer les mythes, c’est aussi l’entreprise menée par la dualité identitaire de May. Malgré la décolonisation des territoires maghrébins, c’est au sein d’un lycée francophone que H. Azell a passé son baccalauréat. L’auteur revient d’ailleurs sur la dénomination de ces établissements, que l’on nomme « mission » au Maroc et qui rappellent que la « mission civilisatrice » des sociétés européennes ne s’arrête pas à l’indépendance des territoires colonisés. May, comme Azell, apprennent à reconnaître que leur francophonie, et in fine, leur relation intime et privilégiée à la France apparaît dans leur pays d’origine comme la marque d’une certaine bourgeoisie. Ce décalage social se ressent dans l’analyse que May offre de sa terre natale : elle n’en voit au début que le mythe surjoué du bonheur simple au bord de la mer. Le passage à l’âge adulte est donc celui de la démystification, tant sur sa condition de franco-marocaine, que sur la question du statut de la femme dans les sociétés méditerranéennes.

D’une frontière à l’autre : ode matriarcale et  interdits sociaux

L’entreprise analytique de H. Azell se concentre avant tout sur la question de la femme, sa représentation dans les sociétés méditerranéennes dans sa pluralité. Les archétypes féminins se succèdent dans l’œuvre, mais toujours avec cette volonté de démystifier le cliché. Rita, éperdument jalouse de son frère, qui, contrairement à elle, a quitté le pays pour s’installer en France, représente la première génération de femmes traumatisées par une sorte de « plafond de verre » de l’ordre de l’individuel. Ses ambitions sont réprimées d’un bout à l’autre du roman par toutes les instances sociales (famille, société). De ces interdits misogynes intériorisés naît une forme de complicité traumatique avec sa fille, Camélia, qui cherche à réussir sa libération, là où sa mère a échoué, mais se retrouve vite confronté aux mêmes défis. Par un jeu d’antagonismes croisés, la violence dans la relation entre Rita et Camélia transparait également entre Camélia et Nina, fille illégitime de la matriarche Gaïa. Ecartée du testament, atteinte de surdité légère, Rita incarne une vie simple, tournée vers « ce qui n’intéresse plus aujourd’hui ». Pour elle, Camélia est une « fille de l’apocalypse », qui contrevient à tous les codes moraux. Prise dans le feu croisé, May catalyse partiellement cette haine lors de son passage à l’âge adulte, car comme son père, elle vit en France et n’est pas aussi soumise à ces interdits sociaux.

Cette question des interdits se manifeste entre autres chez Nina, qui est ce que l’ONU appelle une « enfant fantôme » : sans filiation établie, au contact de sa mère biologique mais sans que cela soit reconnu juridiquement, elle n’a aucun droit et se trouve mise au ban de la société. Au-delà de cette volonté de l’autrice de rendre palpable cette situation méconnue, on y retrouve la question taboue du sexe en-dehors du mariage, à laquelle Gaïa a été confrontée. Ce tabou frappera à son tour Camélia.

Pour autant, cette déchirure, cette fracture interne n’est pas racontée avec un regard accusateur. Au contraire, L’envers de l’été est une ode à ces matriarcats invisibles des sociétés méditerranéennes, au sein desquelles le pouvoir, au final, réside entre les mains des femmes. D’un point de vue narratologique, cette idée est mise en évidence dès l’incipit : c’est la mort de Gaïa, la grand-mère, qui lance l’intrigue. Chacune à leur manière, les personnages romanesques féminins d’H. Azell participent à l’émancipation féminine. Le seul nœud tragique de cette aliénation commune des femmes reste l’absence de leur capacité à choisir leur voie, que ce soit celle de la « transgression douce » ou celle de la confrontation directe.

Écrire comme une transgression générique et sociétale

Par-delà l’analyse des frontières sociales, c’est la question des frontières génériques que L’envers de l’été exploite. Toutes les figures féminines entretiennent un rapport très intime avec l’écriture. Camélia, dont les journaux mettent en surbrillance les zones d’ombre de l’histoire familiale, s’empare de l’interdit social et le contourne par l’écriture. Pour H. Azell, l’écriture est une forme de « transgression douce » au sein de laquelle l’argumentation est prise en compte au travers du prisme de l’empathie.  Modèle opposé à Camélia, la matriarche Gaïa prend en charge la textualité et la littérarité comme transgression par la transmission orale. Plus que la rapport à l’écriture, c’est aussi le rapport à la narration qui est mis en avant. Il émerge de ces deux formes de contes une dualité spectaculaire entre la fiction à clefs de Gaïa et la non-fiction de Camélia, qui, prises ensembles, réinvestissent l’espace romanesque et font tomber tour à tour les frontières sociales.

Bien que cette mise en abyme soit centrale d’un point de vue intradiégétique, c’est le rapport à l’écriture et à la langue de H. Azell qui transparait. Le cadre spatial suscite immédiatement la question de la langue. Dans un récit ayant pour cadre une société méditerranéenne, une autrice marocaine ayant grandi dans une communauté majoritairement francophone doit-elle s’exprimer en français ou en arabe ? Se pose ensuite une question interne : si l’on choisit l’arabe, faut-il privilégier l’arabe littéraire, écrit mais sans véritable tradition orale, ou le dialecte arabe marocain dont l’emploi relève surtout d’une tradition orale ? H. Azell écrit en français, mais cherche en permanence l’exploration d’un entre-deux linguistique. Dans l’intrigue, Camélia et May font croire à des touristes qu’elles viennent de différents pays européens. Plus qu’une simple anecdote autobiographique incorporée dans le récit, cette pluralité des langues se superpose à la pluralité des voix qui fait récit dans le récit et tisse ensemble les différents univers sociaux dont la fracture semblerait autrement irréversible.

La textualité complexe se superpose elle à l’intertextualité, notamment à l’œuvre de Camus, qui imprègne en filigrane le roman. Là aussi, cette question d’(inter)textualité relève d’une démarche analytique identitaire. Citant Kamal Daoud, H. Azell explique que dans l’œuvre de Camus, les grands absents sont les Arabes. La question de l’écriture et de la langue d’écriture soulève donc la possibilité d’une inclusion, d’une mixité entre les sociétés grâce au dénominateur commun qu’est la narration. Pour H. Azell, en somme, l’écriture est un « moyen de coudre ensemble les mondes qu’[elle] traverse ».

Article de Paul-Matthias Leboutet, étudiant en licence 2, membre du jury du prix Frontières