Valérie Langbach est maître de conférence, spécialisée en sociolinguistique et didacticienne. Enseignante chercheure à l'ATILF au sein de l'équipe didactique des langues et sociolinguistique, Valérie Langabch est membre de l'axe de recherche Langage Travail et Formation | LTF qui rassemble des spécialistes de la formation des adultes en insécurité langagière. Ses recherches portent plus spécifiquement sur les natifs engagés dans un parcours d'insertion sociale ou professionnelle.
Une personne est en situation d’illettrisme lorsque, malgré une scolarité en France, elle n’a pas acquis une maîtrise suffisante des compétences de base en lecture et en écriture qui permettrait d’être autonome dans les situations simples de la vie courante.
Aujourd’hui, ces inégalités d’accès à l’écrit sont socialement reconnues et font l’objet de nombreux travaux de recherche tant au niveau de leurs origines, des conséquences et des remédiations possibles. Mais ces difficultés de communication se cantonneraient-elles à l’écrit ?
Les travaux de psycholinguistes (repris notamment dans l’étude de Eme, Reilly et Almecija), ont montré que ces problèmes se manifestaient aussi à l’oral. Cette question reste très peu étudiée alors qu’il y a « une différence fondamentale entre ce qui n’est pas dit – parce qu’il n’y a pas d’occasion de le dire – et ce qui n’est pas dit – parce qu’on n’a pas de moyen de le dire », comme le souligne Hymes (1984, p.33).
L’écran du relativisme culturel
Ces problèmes de communication ont fait l’objet de quelques recherches dans les années soixante-dix. Nous pouvons mentionner les thèses de Bernstein sur le déficit langagier des classes défavorisées ou encore les travaux de Faïta qui ont fait état des difficultés d’expression orale d’adultes français de bas niveau de qualification, notamment hors du cercle restreint de situations familières.
Plus récemment, Alain Bentolila a tenté en 2004 de relancer ce débat mais en vain car les travaux scientifiques se sont limités à des analyses sociologiques qui n’ont guère abordé la question langagière. Celle-ci n’a été étudiée que sous l’angle d’un certain relativisme culturel, axant la critique sur le fait qu’aucun modèle culturel n’est supérieur en soi à aucun autre.
Prenons pour exemple le débat concernant le français des banlieues. Cette variété de langue peut être soit la cible de critiques, parfois très virulentes, qui pointent « la pauvreté lexicale et syntaxique » entre autres des jeunes de banlieue (Bentolila, 2007) ; soit au contraire un discours qui vante leurs « prouesses langagières stylistiques ou imaginatives » (Lepoutre, 1997 ; Trimaille, 2003). Mais est-ce vraiment la question à se poser ?
À la suite de Grignon (2008, p.31) nous affirmons que « poser en principe que toutes les langues se valent, qu’elles offrent toutes les mêmes possibilités, les mêmes ressources […] c’est à l’évidence manquer de réalisme ». La question scientifique et l’enjeu d’aujourd’hui nous semblent être de comprendre si la maîtrise de la langue permet ou non de dominer le réel, de le penser en l’organisant mais aussi d’entrer en communication satisfaisante avec les autres, quels que soient les éléments de la situation de communication.
Un tabou social
Pourquoi ce silence autour de la question de la maîtrise de la langue orale par des adultes natifs ? Cette question est sans doute peu étudiée car elle soulève des enjeux politiques, sociaux et idéologiques à l’image de la reconnaissance de l’illettrisme à ses débuts.
S’intéresser aux difficultés de communication orale des personnes faiblement qualifiées semble tabou car il s’agit d’aborder le rapport au langage des classes populaires. Et il est difficile aujourd’hui de porter au débat scientifique les rapports de cette classe à la langue normée car il est difficile de traiter de cette question sans porter de jugement sur ces locuteurs.
Nous pouvons pourtant définir, sans aucun jugement de valeur, les personnes issues des classes populaires par des caractéristiques objectives : « [la] petitesse du statut professionnel ou social, l’étroitesse des ressources économiques – sans que cela ne signifie nécessairement précarité –, l’éloignement par rapport au capital culturel, et d’abord à l’école » (Schwartz, 2008 p.2).
S’il ne s’agit aujourd’hui que d’un éloignement relatif pour l’auteur, grâce notamment à la scolarité obligatoire, à l’accès à Internet, etc., nous ne sommes pas pour autant sortis du modèle de la reproduction cher à Bourdieu et Passeron (1970). Une enquête récente (2016) du Centre national du système scolaire ne fait d’ailleurs qu’étayer la thèse des deux sociologues… près d’un demi-siècle plus tard.
Des champs de recherche à ouvrir
Cette volonté de ne pas prendre en compte ces problèmes de communication orale entre natifs est aussi marquée d’un manque lexical qui masque un peu plus encore cette réalité : il n’y a pas de pendant pour l’oral au terme « illettrisme » ou à l’expression « être en situation d’illettrisme ».
Nommer un problème c’est le prendre en considération et commencer à l’interroger. C’est pourquoi, pour évoquer la difficulté pour un locuteur/scripteur de gérer de façon efficace les interactions verbales dans lesquelles il est engagé, d’un point de vue linguistique, interactionnel, pragmatique et social nous utilisons le concept « d’insécurité langagière » (Adami, André, 2014).
Nos travaux récents (Langbach, 2014) tendent à montrer que les pratiques interactionnelles des locuteurs faiblement qualifiés ne leur permettent pas d’entrer en communication d’une manière satisfaisante dans l’ensemble des situations de communication rencontrées au quotidien. Au-delà des problèmes lexicaux et syntaxiques si souvent avancés dans le débat public, cette étude montre que le déroulement des échanges est différent en fonction du degré de scolarité des locuteurs.
En effet, l’analyse d’interactions entre des demandeurs d’emploi faiblement qualifiés et des conseillers en insertion dévoile les manques de compétences sociolinguistiques des locuteurs faiblement qualifiés et montre que ceux-ci ne perçoivent pas les facteurs pertinents qui influencent le déroulement des échanges. L’ensemble de ces difficultés va impacter la co-construction du discours et de fait, la possibilité d’une communication satisfaisante.
Notre objectif n’est pas d’adopter une posture misérabiliste ou au contraire populiste mais de montrer, en analysant minutieusement des interactions verbales, que certaines manières de s’exprimer empêchent certains locuteurs d’agir, de se faire comprendre et donc de s’insérer pleinement dans tous les espaces de la société.
Au-delà des querelles d’écoles, une approche scientifique approfondie de cette question nous apportera des données objectives et nous permettra d’ouvrir de nouvelles pistes didactiques pour les formations destinées aux publics faiblement qualifiés. C’est cette entreprise que nous souhaitons mettre en œuvre.
Valérie Langbach, Maitre de conférences en Sciences du Langage, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.