Yamina Tadjeddine est professeur des universités de sciences économiques au Bureau d'économie théorique et appliquée (BETA). Ses recherches portent sur la compréhension socio-économique des comportements financiers. Avec Isabelle Chambost et Marc Lenglet, elle vient de publier l'ouvrage The Making of Finance : Perspectives from the Social Sciences qui met au jour la fabrique du système financier.
Dix années se sont écoulées depuis la faillite de la banque Lehman Brothers : ce qui fut un événement inouï reste, aujourd’hui encore, un sujet de très fortes préoccupations. En effet, la théorie de la régulation nous enseigne que les crises financières majeures – celle de 1929 ou celle de 1987, par exemple – induisent des transformations structurelles au sein de la régulation économique et financière. Or, depuis 2008, rien (ou presque) n’a changé dans la sphère financière, malgré la mise en place de certains éléments de réglementation des deux côtés de l’Atlantique.
Capture intellectuelle
Des chercheures comme Jézabel Couppey-Soubeyran ou Laurence Scialom ont pu souligner les difficultés rencontrées par le régulateur public dans l’instauration de réformes structurelles nécessaires. Pour notre part, nous prenons la parole pour mettre l’accent sur une autre dimension, trop souvent passée sous silence : la formidable capture intellectuelle dont les mondes financiers font l’objet. Depuis le début des années 1970, la théorie financière orthodoxe s’est érigée en véritable dogme, capturant les imaginaires de la finance, imposant les principes de son fonctionnement et légitimant par là même un modèle unique de structuration – et donc de régulation – de l’industrie financière. Pourtant, cette industrie est devenue, en ce début de XXIe siècle, plus que jamais un bien commun qui appelle les acteurs à agir au service de la société.
Pour cette raison, l’espace financier devrait être étudié par toutes les sciences sociales. Cette perspective interdisciplinaire est en effet la seule qui permette d’en cerner la puissante complexité dans ses enjeux sociaux, politiques et idéologiques. Ce qu’il s’agit donc de promouvoir, dix ans après la crise financière, c’est la complémentarité des sciences sociales pour penser la finance autrement. Les lignes qui suivent prennent appui sur l’ouvrage que nous venons de publier, The Making of Finance : Perspectives from the Social Sciences : elles présentent la richesse des études sociales de la finance et mettent au jour la fabrique du système financier, dans le but assumé de contribuer à la démocratisation des savoirs dans ce domaine.
Une vision naturaliste, portée par la théorie financière standard
Le paradigme dominant de l’économie financière orthodoxe mobilise notamment les théories du portefeuille et de l’efficience des marchés pour étudier les activités bancaires et financières. Dans ce paradigme, les actifs financiers, qu’ils soient des titres de propriété ou des titres de dette émis par une entreprise ou un État souverain, se résument à deux dimensions mathématiques : l’espérance de rendement, et le risque mesuré par la variance. Sans oublier l’hypothèse de normalité (ou log-normalité) des cours, au cœur de cette vision orthodoxe, qui sert aussi bien à la constitution d’un portefeuille optimal (modèle MEDAF) que dans le calcul de couverture des risques (formule de Black-Scholes).
L’allocation optimale des capitaux devient possible dans un monde ainsi naturalisé et totalement objectivé : l’économie financière voit donc une société comme une collection de vecteurs dotés de propriétés statistiques. Ce cadre théorique, qui aurait pu rester un cadre idéal, constitue aujourd’hui le socle de légitimation de la finance standard : elle justifie ainsi son rôle en matière de transfert des richesses dans le temps ou encore de bonne gestion des risques afférents. Cette vision orthodoxe est également à l’origine de la prétention de la finance à reconnaître des droits sur les richesses futures. Ce même cadre théorique légitime le processus de financiarisation de l’économie, qui se développe inexorablement depuis la fin des années 1970. Et surtout, il a servi (et continue de servir) de cadre réflexif aux régulateurs produisant les normes qui corsètent les activités financières.
Pourtant, les mondes financiers ne sauraient se résumer à ces représentations abstraites, car ces mondes sont avant tout des espaces sociaux. C’est là que les chercheurs en sciences sociales de la finance, malheureusement trop discrets dans le débat public, sont utiles. Ils savent en effet que les mondes financiers, comme tout ensemble organisationnel, sont le fruit d’une histoire, de compromis politiques, de rapports sociaux et de rapports de force, qui ont contribué à la mise en place de règles, de dispositifs et d’institutions partagées. N’en déplaise à la vision naturaliste dominante, les marchés financiers n’ont rien d’« objectif », ni de « naturel ».
La finance : un objet d’étude légitime pour les sciences sociales
Mais qu’ont à proposer les sciences sociales, spécifiquement ? Sont-elles réellement à même de comprendre ce qui se joue chez les intermédiaires financiers, dans les structures de marché, et au sein des instances de régulation ? La promesse que tiennent les sciences sociales, en leur diversité constitutive, réside surtout dans le regard dénaturalisant qu’elles portent sur la finance. En enquêtant sur la nature éminemment matérielle, mais aussi sociale et politique des marchés financiers, il devient en effet possible de réinvestir par le débat public les politiques de financiarisation et leurs orientations réglementaires. Les sciences sociales permettent donc in fine d’envisager les ressorts d’une contestation de l’emprise financière.
Depuis la fin des années 1980, les études sociales de la finance développent des analyses qui reposent sur des démarches empiriques, que celles-ci soient mobilisées par des économistes hétérodoxes, des sociologues, des anthropologues, des gestionnaires ou encore des historiens. Mettant en œuvre diverses techniques de recueil de données, de critique des sources ou d’analyse comparative, les auteurs qui inscrivent leur démarche de recherche dans ce courant partagent la volonté de comprendre le fait financier en s’affranchissant des présupposés le concernant. La proximité des chercheurs avec leurs objets, via différentes techniques d’enquête (au premier rang desquelles, l’ethnographie), permet d’aboutir à des analyses fines et approfondies, bien situées temporellement et géographiquement.
L’ouvrage collectif que nous venons de publier propose ainsi, à travers trente contributions représentatives de ces travaux, d’éclairer la manière dont l’industrie financière se construit une légitimité, notamment théorique. Nous y expliquons également que le développement de son activité repose sur une division du travail de plus en plus étendue, ce qui place aussi l’industrie financière dans une position de force pour imposer ses propres formes de régulation.
À la différence de l’économie financière standard, qui fonctionne sur la base de modélisations et de généralisations empiriques, les sciences sociales tirent leur légitimité du constant va-et-vient entre abstraction théorique d’une part, et observation de la matérialité des pratiques d’autre part. Le sociologue français Bernard Lahire a notamment souligné dans ses travaux la double implication de ce fondement empirique des théories sociales. La réinscription constante des recherches dans un cadre historique, spatial ou culturel, rend à la notion de contexte toute sa pertinence – d’autant plus, d’après Lahire, lorsque l’on y adjoint l’échelle d’observation choisie par le chercheur. En promouvant l’idée selon laquelle différentes échelles sont nécessaires pour appréhender un même fait social, la divergence de vues et les disjonctions théoriques propres à chacune de ces disciplines s’effacent, pour laisser place à un continuum d’interprétations complémentaires.
C’est donc par la confrontation des idées et des terrains au crible des perspectives portées par les multiples champs disciplinaires constitutifs des sciences sociales que peut s’opérer la germination commune et la construction de représentations détaillées des phénomènes étudiés. The Making of Finance traduit cette quête de l’interdisciplinarité, en associant la variété des cadres théoriques : sociologie économique, économie des conventions, philosophie des normes, anthropologie économique, sociologie néo-institutionnelle, sociologie du travail, géographie de la finance, sociologie du droit, sociologie pragmatique, économie institutionnelle, ou encore école de la régulation. Cette diversité rend possible de multiples dialogues, et peut donner naissance à des débats contradictoires autour d’un objet partagé : les mondes financiers.
La fabrique de la finance
Trois visées sous-tendent les travaux présentés dans The Making of Finance : la mise en échec de la théorie financière standard, puis l’étude des dynamiques de structuration de l’industrie financière, et enfin la mise au jour d’un nouveau régime d’accumulation – la financiarisation. Les observations se déploient en suivant trois échelles classiquement mobilisées en sociologie économique : les techniques, les organisations et les institutions. En mettant entre les mains du lecteur une grille analytique croisant ces trois orientations critiques avec trois échelles d’observation, nous rendons possibles de multiples lectures complémentaires de la finance. Une même réalité – par exemple le droit financier, l’institution bancaire, ou bien la notion de risques, observée par des chercheurs issus de disciplines variées suivant des approches théoriques distinctes, se trouvent ainsi interprétées différemment. Là où l’anthropologue mobilise la notion d’imaginaire pour donner sens aux représentations déployées par les gérants, l’économiste hétérodoxe fait appel aux dispositifs de résolution des asymétries d’information, complétant ainsi la perspective plus politique proposée par le sociologue.
L’analyse réalisée permet donc de donner un autre sens aux phénomènes observés, de comprendre quels sont les intérêts et les forces en jeu, et de saisir les conséquences des choix plus ou moins consciemment opérés par les différents acteurs gravitant dans les mondes financiers. Il y a donc matière à poser les bases d’un débat à venir, qui proposerait d’autres fondements et d’autres régulations.
En guise d’illustration, nous mentionnons ci-après quelques-uns des nombreux exemples étudiés par le collectif d’auteurs réunis dans l’ouvrage :
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L’historien de la pensée financière Franck Jovanovic propose d’aborder la théorie orthodoxe en tant que fiction et non comme une description « réelle » du fonctionnement des marchés financiers. Il observe pour cela les discours mobilisés dans les tribunaux américains lors de procès portant sur la gestion de portefeuille. Ce faisant, il met au jour la façon dont les institutions judiciaires se sont depuis longtemps saisies de la théorie financière orthodoxe pour rendre des jugements, voire concevoir des législations renforçant par la même la puissance de cette représentation.
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Mobilisant les sciences de gestion, Benjamin Taupin étudie le travail institutionnel de justification mis en œuvre par les agences de notation. Ce travail leur permet de maintenir leur légitimité en dépit des multiples critiques qui leur ont été adressées, dévoilant par la même occasion le jeu des forces institutionnelles en présence.
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Isabelle Chambost analyse quant à elle les rapports de pouvoir et de domination à l’œuvre dans les montages financiers qui permettent le rachat d’entreprises par endettement. Elle montre ainsi comment, via la mise sous tension des cibles acquises, les différents métiers de la finance structurent leurs positionnements respectifs dans une logique de captation de la valeur et de report des risques.
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Enfin, on peut rendre explicite, à l’aide de la sociologie politique (comme le propose Benjamin Lemoine), la façon dont la financiarisation de la dette souveraine transforme la capacité d’action et de réaction des différents groupes sociaux – en renforçant ou en affaiblissant leur existence. C’est ce qui permet de cerner les choix politiques à l’œuvre au sein des États, et les conséquences démocratiques qui en résultent.
Pour espérer agir sur l’instabilité du système financier, dont les événements de 2007-2008 ne constituent qu’une occurrence parmi les nombreuses crises advenues de façon quasi bisannuelle ces quatre dernières décennies, il importe de présenter la finance comme un espace social et politique. La réduction de l’espace financier à une série de prix naturalisés annihile toute la violence économique et sociale que la finance parvient à engendrer : la montée des inégalités associées et des populismes subséquents en sont aujourd’hui deux traces manifestes. Les chercheurs en sciences sociales doivent donc plus que jamais participer à cette entreprise de dévoilement.
Isabelle Chambost, Maître de conférences, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM); Marc Lenglet, Associate Professor, Neoma Business School et Yamina Tadjeddine, Professor, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.