Justine Simon est maître de conférences au Centre de recherche sur les médiations (CREM). Elle développe des travaux en communication et en analyse du discours des médias. Ses dernières recherches sont consacrées à la communication numérique, via l’analyse des différents dispositifs, des discours et des nouvelles écritures interactives. Elle s'intéresse par exemple, depuis plus d'un an, aux reprises contemporaines de toile de Delacroix La Liberté guidant le peuple. Pour The Conversation France, elle partage son analyse quant aux réactions observées suite aux attentats de janvier et novembre 2015. (crédit image : Romanski, avec son aimable autorisation)
L’année 2015 a été marquée par deux événements tragiques en France : les attentats terroristes des 7, 8 et 9 janvier – dont les principaux sont l’attaque contre la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo et la prise d’otages dans un supermarché casher – et la série de fusillades et d’attaques-suicides meurtrières du 13 novembre perpétrées à Paris et à Saint-Denis. En réaction à ces événements, le soutien aux victimes s’est aussi exprimé sur les réseaux sociaux.
La force symbolique de l’image
Les internautes ont été très nombreux à réagir à ces événements. En hommage aux victimes, plusieurs citoyens se sont notamment réapproprié la force symbolique de La Liberté guidant le peuple. Cette peinture d’Eugène Delacroix est célèbre en France comme à l’étranger. Elle symbolise un peuple uni, combattant pour la liberté. Grâce à une analyse quantitative et qualitative d’un corpus de tweets reprenant cette peinture, nous avons étudié de quelles manières les internautes ont transformant le symbole de la liberté en symbole de liberté d’expression et d’unité nationale (pour les attentats de janvier) puis en symbole de solidarité accompagné d’un sentiment d’appartenance à la capitale française (pour les attentats de novembre).
La Liberté guidant le peuple, un symbole qui traverse les siècles et les frontières
La Liberté guidant le peuple figure parmi les œuvres du XIXᵉ siècle les plus mobilisées au XXᵉ siècle (voir l’analyse de Nicos Hadjinicolaou. En raison de sa forte charge politique, elle est synonyme de lutte pour la liberté ou de lutte pour la liberté d’expression. Son ancrage historique dans les « Trois Glorieuses » de 1830 est cependant parfois oublié par le grand public, qui l’associe souvent à la Révolution de 1789. La force symbolique de la toile dépasse son ancrage historique, ce qui explique les raisons de sa forte réappropriation au fil des siècles et au-delà des frontières françaises.
Les interprétations de la toile varient en fonction des objectifs visés. On se souvient de l’exploitation du symbole de lutte pour la liberté en Mai 68 dans la photographie La jeune fille au drapeau de Jean-Pierre Rey – plus connue sous l’appellation La Marianne de Mai 68. Les Femen se sont aussi approprié le tableau en juillet 2013, via la réinterprétation photographique de l’artiste de rue Combo.
Différents courants politiques ou militants se sont servis de la toile en accentuant le sentiment d’appartenance à la nation française. On pense notamment à la récente représentation de Ségolène Royal en Marianne dans le Parisien magazine en 2013. On a plus particulièrement insisté sur le symbole de combat pour la liberté d’expression lors du printemps arabe en 2011, où Olivier Schopf, par exemple, remplace dans sa représentation les armes par Internet et les réseaux sociaux.
Des reformulations marquantes
Parmi les reformulations qui ont largement circulé au lendemain des attentats de janvier et qui prônent également la lutte pour la liberté d’expression, il faut insister sur le dessin de presse de Plantu « La Liberté sera toujours plus forte », publié à la une du Monde le 9 janvier 2015 ; la photographie de Stéphane Mahé Le Crayon guidant le peuple, pour l’agence Reuters, qui a notamment fait la Une du Times le 12 janvier ; et la photographie de Martin Argyroglo baptisée Le Triomphe de la République (en référence à la statue dominant la place de la Nation), qui a fait la une de L’Obs la même semaine. Ce ne sont pas là les seules reformulations qui remplacent les armes par des « crayons » pour rendre hommage aux victimes : de nombreux internautes, de la même manière, ont exploité cette « métaphore visuelle » – au sens proposé par Mira Falardeau.
La Liberté guidant le peuple version 2.0
Les réseaux sociaux peuvent reconfigurer l’espace public médiatique traditionnel. Le sociologue Manuels Castells nomme ces nouvelles formes de communication horizontale « médias de masse individuels » : les publications sont produites à l’échelle de l’individu et potentiellement visibles dans le monde entier.
Au lendemain des attentats de janvier 2015 à Paris et parallèlement aux manifestations des 10 et 11 janvier, l’espace médiatique traditionnel et 2.0 s’est transformé. Sur les réseaux, la référence aux symboles républicains a énormément été reprise, à travers les représentations de Marianne, du drapeau français et de manière plus large à travers l’utilisation des couleurs bleu, blanc rouge. La photographie de Martin Argyroglo, qui a figé la mobilisation lors de la marche républicaine du 11 janvier, a par exemple attiré l’attention de spécialistes de la photographie sur le réseau Reddit.com. Sa publication sur Twitter a de plus suscité 6 209 retweets et 4 162 mentions « j’aime » uniquement sur la journée 12 janvier sur Twitter, sans compter les réponses.
Twitter n’a pas été le seul espace d’expression dans le contexte des drames ayant touché Paris en 2015. Et de nombreux internautes – en dehors de Twitter – ont également fait preuve d’inventivité en se réappropriant l’œuvre de Delacroix – que ce soit à travers le dessin ou le montage photo ou vidéo. Nous avons pu observer une mise en valeur de ces reformulations originales par des professionnels des arts visuels mais aussi par des amateurs. La nature de ces réinterprétations était diversifiée : images fixes reprises telles quelles, détournements et réinterprétations du tableau de Delacroix et reprises des reformulations de Plantu, Mahé et Argyroglo (pour la majorité sur Facebook, Instagram, Flickr, Tumblr ou Pinterest), et images animées sur Vine et Periscope (vidéos inédites, animation GIF de l’œuvre de départ).
Afin d’analyser le phénomène de reprises de La Liberté guidant le peuple en réaction aux attentats, nous avons réalisé un relevé systématique des publications sur Twitter grâce à une recherche par mots clés sur la période du 7 janvier au 30 novembre 2015. Au total, 421 tweets faisant référence à La Liberté guidant le peuple mêlant texte et image ont été relevés.
La liberté d’expression guide le peuple après les attentats de janvier
Après les attentats de janvier, notre étude (menée sur la période du 7 janvier au 9 août 2015) dénote l’importance des reprises des reformulations récentes de la toile de Delacroix (celles de Plantu, Mahé et Argyroglo). De nombreux montages juxtaposant la toile de Delacroix à ces reprises apparaissent également. Ces photographies sont perçues et analysées par les internautes comme un nouveau symbole de liberté, et plus particulièrement de liberté d’expression. Le mot clé #Liberté est présent dans le texte du tweet, parfois accompagné d’#Égalité et #Fraternité. Le hashtag #JeSuisCharlie est quasi systématiquement ajouté à tous les tweets. 34 tweets publient des reformulations originales qui suivent la même logique de substitution des armes par des instruments de dessin ou d’expression. Ces détournements (sous forme de dessins ou de photomontages) transforment la symbolique de départ du tableau de Delacroix en mettant en valeur la liberté d’expression.
La Liberté guidant le peuple, synonyme de solidarité après les attentats de novembre
D’une manière générale, après les attentats de novembre, entre le 13 et le 30 novembre, les publications sur les réseaux sociaux cherchent à rendre hommage aux victimes et à délivrer un message de solidarité aux Parisiens. L’émotion s’exprime plus ouvertement avec la revendication de la paix (hashtag #PeaceForParis, renforcé par l’utilisation du logo viral « Peace for Paris » de Jean Jullien, le refus de la peur (#NousNavonsPasPeur) ou encore la demande de prières (#PrayForParis). Les références à La Liberté guidant le peuple ne cherchent pas à créer un nouveau symbole (de Liberté d’expression) mais plutôt à délivrer un message de soutien à Paris et à la France. Pratiquement plus aucune référence n’est faite aux détournements cultes de janvier. Dans la majorité des tweets, le tableau est mis en circulation sous sa forme numérique ou est photographié directement.
Afin de personnaliser l’hommage, certains twittos se photographient directement au Musée du Louvre. Une autre personne publie via Periscope une vidéo-selfie le représentant devant le tableau (republié sur Twitter). La référence au tableau insiste sur le symbole d’une nation et non sur le symbole de la liberté. Dès lors, le tableau sert d’icône pour symboliser Paris, la France, le peuple français, ses valeurs. L’œuvre d’art semble ainsi constituer en France et ailleurs le meilleur symbole pour rendre hommage aux victimes.
La charge symbolique de l’œuvre de Delacroix n’a pas fini d’inspirer les citoyens désireux de valoriser les idées de liberté, de liberté d’expression ou de sentiment d’appartenance à une nation. Les réseaux sociaux offrent la possibilité de mêler texte et image dans des messages susceptibles de circuler largement. Cette visibilité contribue à l’expression des valeurs qui animent les publics en réaction à l’actualité dont ils sont témoins dans les médias.
Justine SIMON, Maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.