Retour sur le Brunch « Finance, numérique, responsabilité »

 
Publié le 21/11/2018 - Mis à jour le 12/05/2023

Le fait que le numérique soit désormais partout est de l’ordre de ce que les journalistes appellent un « marronnier », une évidence pour chacun. Et il est tout aussi clair que cette omniprésence du digital modifie en profondeur la nature des relations entre les personnes, l’organisation des sociétés, fait évoluer la place et le rôle du politique et du citoyen, et, bien évidemment, transforme les conditions d’exercice de nombreux métiers. Si la finance n’est pas le seul secteur économique concerné, elle fait indéniablement partie de ceux qui sont profondément impactés, rendant indispensable une profonde adaptation, pour les établissements bancaires traditionnels. Mais s’il est courant de considérer que ce mouvement est impulsé notamment par les fintech, il est légitime de s’interroger sur la réalité de cette impression, et, surtout, de questionner les enjeux les plus profonds de cette transformation. Et c’était précisément la thématique du Brunch « Finance, numérique, responsabilité » qui s’est déroulé le 9 octobre dernier, à la Maison de la finance, dans le contexte du montage d’une chaire universitaire portant sur ces questions.

Après le mot d’accueil de Nicolas Lambert, directeur de la Maison de la finance, Jean-Philippe Bolle, animateur du Brunch, a rappelé que la notion même de confiance est multiforme. Placée en Dieu, on l’appelle la foi ; accordée à son conjoint, elle prend la forme de fidélité ; quant à son banquier, on lui « prête crédit ». Or les économistes ont depuis longtemps mis en évidence le fait que la valeur de toute monnaie est directement liée à la confiance que l’on accorde à son émetteur, qui en endosse la responsabilité. Et si, longtemps, les monnaies ont eu de la valeur du fait des matériaux dont elles étaient composées (coquillages rares, métaux précieux...), nos monnaies modernes ont la valeur de la confiance que nous accordons à leurs émetteurs (banques centrales, États...). Mais les outils numériques – algorithmes, intelligence artificielle... – ramènent au centre de la discussion l’idée de responsabilité. D’abord en remettant en question, avec la technologie de la blockchain, la position des banques comme tiers de confiance. Mais également parce que la réglementation n’a, à ce jour, pas défini qui serait responsable d’une erreur provoquée par un algorithme ou l’intervention d’une intelligence artificielle.

Yamina Fourneyron, professeure des universités et membre du Bureau d’économie théorique et appliquée (BETA), le rappelle : au-delà même des aspects technologiques, qui évoluent au fil du temps, l’enjeu central est informationnel, et, en particulier, celui de la circulation et de la centralisation de l’information. Le rôle de tiers de confiance, que les banques ont acquis au fur et à mesure des siècles, est le résultat de leur compétence – pour le dire rapidement, la comptabilité en partie double, codifiée à la fin du XVe siècle par Luca Pacioli, à Venise –, mais aussi des informations privées qu’elles mobilisaient. Ce que la blockchain remet en cause, c’est justement la centralisation, puisqu’elle permet de sécuriser les transactions de façon déconcentrée. Mais qui, dans un tel système, assure dès lors le contrôle des risques ? Autrement dit, quelle réglementation financière et quelle politique monétaire faut-il mettre en place dans un système qui n’est plus centralisé ?

Audrey Schmitt, directrice du Marché des Professionnels à la Banque Populaire Alsace-Lorraine-Champagne (BPALC), insiste sur le fait que, confrontés au numérique, les établissements bancaires doivent s’adapter. Mais elle ne perçoit pas ces évolutions comme une réelle menace, seulement comme une incitation à être plus pertinents. Ainsi de son point de vue, la blockchain et les fintech, s’ils stimulent les établissements bancaires, ne constituent pas le vrai danger, contrairement aux GAFA : s’il venait à ces acteurs, spécialistes de la captation et de l’exploitation des données, l’idée de se substituer aux acteurs bancaires, là le risque serait potentiellement immense. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Les banques traditionnelles doivent donc avant tout se concentrer sur le fait de toujours mieux répondre aux attentes de leurs clients – certains souhaitant disposer des mêmes services que ceux dont ils bénéficient depuis des années, alors que d’autres, comme les millenials, veulent avoir leur banque dans leur poche, sur leur smartphone. Ceci influe forcément sur l’organisation des établissements, et sur les missions confiées aux collaborateurs, une dimension qui doit être prise très au sérieux. De ce point de vue, l’enjeu central soulevé par le numérique est humain et managérial, encore plus que technique.

Denis Salem est ingénieur en génie logiciel et fondateur de l’entreprise DSociety, société d’investissement spécialisée dans le trading algorithmique. Après avoir fait ses premières armes sur la plateforme Kraken, une place de marché de crypto-actifs, il vise à extraire des capitaux de ces places de marché, afin de les réinjecter dans l’économie réelle et durable – éducation populaire, logiciel libre, écologie...  Il s’inscrit volontiers dans le rôle d’agitateur d’idées des fintech, dans l’optique de contraindre les institutions financières à évoluer, quitte à remettre en question les modèles traditionnels. Avec la blockchain, regrette-t-il, « nous passerons tous, je le crains, à côté d’une formidable opportunité [de] véritablement changer le monde positivement ». Et, lui semble-t-il, alors que les institutions financières, grâce à leur puissance et à leur stabilité, seraient capables de porter ce changement, elles se cantonnent à maintenir un existant insatisfaisant. La question de la responsabilité, insiste-t-il, est absolument centrale. En effet, il est admis qu’un humain est capable d’apprendre de ses erreurs : pourquoi ne serait-il pas envisageable d’autoriser également une intelligence artificielle de se tromper et d’en tirer des enseignements ? Mais qui est alors responsable, l’algorithme, celui qui l’a programmé, celui qui a défini la façon dont l’algorithme apprend ? « Est responsable ce qui permet de transcender les limites et les failles du système, pas ce qui le perpétue », assène-t-il.

Yamina Fourneyron a également dressé un panorama des pistes de recherche actuelles autour de ces questions, en soulignant que le rôle de la recherche, ici, est d’apporter une lecture généraliste et transverse sur ces enjeux. Ainsi, parmi les pistes dont l’exploration est en cours, on peut citer la question des motivations qui sous-tendent les arbitrages effectués entre monnaies : quelles raisons vont amener une même personne à payer certaines dépenses en « florain », la monnaie locale nancéienne, d’autres en euro, et demain d’autres encore en bitcoin ou en ethereum ? Du côté du droit public, des travaux sont également en cours sur la question, évoquée également par Denis Salem, de l’éventuelle responsabilité des algorithmes, selon qu’ils sont prédictifs (ce qui pose la question des conditions et modalités d’apprentissage) ou non. Les juristes se posent également la question du statut juridique des tokens, ces actifs numériques échangeables, à l’occasion d’un Initial Coin Offering (ICO), contre des crypto-monnaies durant la phase de démarrage d’un projet [1]: peut-on transférer ces tokens, les transmettre dans le cadre d’une succession, et en quoi influent-ils sur la gouvernance de l’entreprise ?

Les réponses qui seront apportées définiront le paysage bancaire et financier de demain. S’il est certain que les banques existeront encore, quels services fourniront-elles ? Comment les réseaux auront-ils été redimensionnés ? Quelle part du travail sera déléguée aux algorithmes et dans quel contexte juridique ? Toutes ces questions, et bien d’autres, sont au programme de la chaire « Finance, numérique, responsabilité », qui sera créée en 2019.

Pour tout renseignement complémentaire ou recevoir le calendrier des prochains Brunchs, envoyez un e-mail à l'adresse suivante : lebrunch-contact@univ-lorraine.fr

Article rédigé par Thierry DAUNOIS, chargé de développement territorial et innovation au sein de la Direction de l'entrepreneuriat et des partenariats socio-économiques (DEPAS) de l'Université de Lorraine.

Dessins réalisés par Catherine CRÉHANGE, illustratrice de propos et photos prises par Morgane STEFAN, Assistante Brunch

[1] Définition reprise d’ICO Mentor.