Grâce au numérique, tout le pouvoir est aux patients ! Enfin, pas tout à fait…

 
Publié le 3/10/2018

Hatim Boumhaouad est doctorant au Centre de recherche sur les médiations (CREM). Sa thèse porte sur les données personnelles de santé à l'épreuve du Big Data.

Le numérique peut-il, va-t-il, donner du pouvoir aux malades ? Le déploiement des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le domaine de la santé, individuelle et publique, a permis un renouveau des pratiques et des relations entre les acteurs. L’accent est mis sur la recherche d’informations, la communication et la collaboration entre les individus grâce à ces nouveaux outils. Ils permettent par exemple un dialogue « en ligne » entre usagers de la médecine, qui se soutiennent au travers de forums. Mais aussi, plus profondément, un processus d’autonomie des malades. Au point de considérer que le patient d’aujourd’hui connaît mieux sa maladie que le médecin.

Télémédecine. Pxhere

Le contexte général actuel, par exemple le fait que les médecins spécialistes ne soient pas disponibles sur tout le territoire, pousse les individus à utiliser certaines technologies pour « autogérer » leur santé. Ces plates-formes en ligne et applications mobiles (qu’on nomme dispositifs numériques) exploitent les données de santé de leurs utilisateurs et leur proposent un contenu et des activités leur permettant d’en savoir plus sur le domaine de la santé, de communiquer entre eux et de bénéficier de certains services.

La recherche d’information est souvent la première porte d’accès au dispositif numérique de santé. Elle peut avoir comme but de mieux comprendre une pathologie, se documenter sur un problème de santé, améliorer son bien-être, etc. Cette pratique suscite plusieurs questions, notamment la qualité des informations collectées qui constitue une préoccupation pour les usagers. Cette qualité diffère selon les plates-formes consultées et les problématiques de santé soulevées, étant donné que la popularité de la thématique santé sur le web est à l’origine de la prolifération de divers services dont les activités sont déontologiquement peu encadrées.

L’échange d’expériences entre usagers sur des questions de santé a toujours existé dans la sphère privée, mais les dispositifs numériques rendent ces échanges (à caractère intime) visibles et accessibles à tout le monde. D’un point de vue sociologique, il s’agit d’une nouvelle forme de lien social, une nouvelle manière de créer des liens et de construire un réseau d’appartenance externe aux réseaux traditionnels familiaux ou sociaux de l’usager.

Apprentissage social

Différents travaux qui se sont intéressés aux communautés d’usagers montrent que le partage d’expérience et d’informations entre ces derniers participe à l’apprentissage social par la (co)construction de savoirs liés aux expériences de différents individus. Il s’agit ici d’une situation où la parole des usagers, combinée à l’innovation technologique, rend possible une collaboration dynamique entre membres d’un réseau, dans l’objectif d’offrir une information utile et pertinente pour la communauté des usagers.

Néanmoins, malgré le fait que ces dispositifs offrent un environnement de discussion, il existe une inégale distribution de la parole au sein des dispositifs. En effet, peu d’usagers sont loquaces, la majorité d’entre eux se contentant de visualiser du contenu. Cette pratique a ouvert la porte aux usagers timides ou réticents à discuter des sujets intimes. En outre, cet usage vient modifier leurs modalités d’interaction avec les professionnels de santé tout en leur permettant de mieux communiquer avec leur entourage. Ces dispositifs permettent ainsi à l’usager de devenir partenaire « actif » de sa propre santé. Il apparaît comme expert de son cas particulier, de sa propre maladie, sans être ni spécialiste d’un type de pathologie, ni praticien de la médecine.

Cette situation constitue un facteur d’émancipation pour les usagers. Certains chercheurs ont montré que cet usage a des effets significatifs et positifs sur l’usager, notamment sur sa gestion de soins de santé. Ce qui nous mène à considérer l’usager comme un « soi augmenté », étant donné que ces applications présentent la double particularité d’être portées par (et on peut dire « sur ») les individus, et de produire des données d’un nouveau genre, formant une trace numérique (ou empreinte du corps), se situant ainsi à la frontière du bien-être et de la vie privée.

Vie privée

En Amérique du Nord, ce réseau social sur Internet permet à des personnes atteintes de certaines maladies d’échanger des informations. PLM, CC BY

Cependant, ces différentes pratiques, ainsi que le chevauchement entre sphère publique et intime, mènent les usagers à s’inquiéter sur leur vie privée. Dans ce contexte, la méfiance sur le fait de partager leurs données en ligne est en augmentation. Par exemple : quel que soit leur âge, la majorité des usagers américains et européens se montre plus précautionneuse quant au partage des données personnelles en ligne. Pour ce qui est des données collectées, les sensibilités diffèrent : les usagers sont réticents au partage de leurs données personnelles familiales (sur les enfants et les conjoints), financières, statistiques d’usage et numéros de téléphone, comme le montre une étude comparative de l’indice de confiance des usagers américains et européens pour le traitement de leurs données personnelles entre 2014 et 2016.

De plus, une étude qui s’intéresse aux attitudes des Américains à propos de leur vie privée, de la sécurité et de la surveillance de leurs données personnelles souligne deux choses importantes. D’une part, les Américains estiment qu’il est raisonnable que les entreprises stockent leurs données de façon assez longue pour bénéficier de certains services numériques. D’autre part, la majorité d’entre eux estime qu’il est important de préserver leur vie privée et la confidentialité de leurs activités courantes. Certains usagers pensent même qu’ils sont toujours surveillés et par conséquent, deviennent plus méfiants vis-à-vis des dispositifs utilisés.

La généralisation des smartphones a radicalement changé l’interaction des usagers avec les appareils mobiles et les informations qu’ils échangent en matière de santé. Ce changement a été amplifié par l’existence de capteurs exploités par les développeurs pour fournir à leurs applications des fonctionnalités contextuelles. En pratique, ces applications traitent des données implicites ou explicites provenant à la fois des utilisateurs et de leur environnement. De plus, grâce aux capacités de traitement avancées des applications, ces dernières sont capables de détecter les changements dans les mesures de l’environnement et du corps humain afin d’évaluer la santé des utilisateurs et de générer des alertes pertinentes à leur état.

Selon la CNIL, ces pratiques se révèlent « critiques » étant donné qu’elles « se fondent sur des modes de capture de données de plus en plus automatisés et induisent la circulation de grandes masses de données personnelles ». Pour ce qui est des données produites par les usagers, elles touchent principalement à leur intimité et sont souvent destinées à être partagées. Notons qu’un rapport de la Commission européenne sur la protection des données des citoyens dans les 28 États membres de l’UE affirme que plus de la moitié des personnes interrogées dans 16 des pays étudiés se sont déclarés préoccupés par l’enregistrement de leurs activités quotidiennes via l’utilisation du téléphone mobile ou des applications mobiles.

De surcroît, 80 % des applications de santé évaluées dans une étude européenne ont transmis des données relatives à la santé des usagers à des sociétés tierces, la moitié seulement d’entre elles le faisant via des connexions sécurisées (HTTPS). La plupart des applications ne respectaient pas les exigences légales ou les normes visant à empêcher l’utilisation et la divulgation inappropriées et incontrôlées des données par les utilisateurs à des sociétés tierces. Dans la même étude qui s’intéresse aux applications qui gèrent, stockent et suivent les données de santé des usagers, les chercheurs ont découvert que seulement 20 % des applications stockaient des données sur les smartphones des utilisateurs, et une application sur deux demandait et gérait les mots de passe de connexion des utilisateurs sans utiliser de connexion sécurisée. Les chercheurs ont également souligné que la moitié des applications partageaient des données personnelles avec des tiers, et plus de la moitié des applications transmettaient les données de santé des utilisateurs via des liens URL, rendant ainsi les données accessibles à toute personne ayant accès à ces liens. En outre, certaines applications nécessitaient l’accès à la géolocalisation, aux microphones, à l’appareil photo, à la liste de contacts, à la carte de stockage externe ou au Bluetooth des utilisateurs, bien que la fonctionnalité appropriée des applications n’en dépende pas.

On peut donc dire que la popularité de ces applications santé ne garantit ni la confidentialité ni la sécurité d’usage. À cet égard, nous tous, usagers de la santé, commençons à penser les dispositifs numériques sous leurs différentes facettes, positives et négatives : menace sur l’intimité, indispensables pour s’informer, utiles pour communiquer, outils d’apprentissage, etc.

The Conversation

Hatim BOUMHAOUAD, Doctorant en sciences de l'information et de la communication au Centre de recherche sur les médiations (Crem), Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.