Sylvie Pierre est Maître de conférences en sciences de l'information et de la communication au Centre de recherche sur les médiations (CREM) et à l'ESPE de Lorraine. Jean-Christophe Averty, figure marquante de l'histoire de la télévision disparu le 4 mars 2017, lui a accordé de longs entretiens qui ont donné lieu à la publication d'une biographie par l'INA.
Précurseur, créateur, provocateur, Jean‑Christophe Averty fut aussi l’inventeur d’un art télévisuel basé sur l’esthétique. Entre 1960 et 1995, il signa plus de mille émissions de variétés, de téléfilms et de pièces de théâtre, mais ses productions cinématographiques sont restées plus confidentielles. Avec Vacances à la mer, son premier court-métrage réalisé en 1951, le jeune diplômé de l’Idhec (Institut des hautes études cinématographiques) conte avec un humour incisif l’histoire houleuse des premiers bains de mer, les prémices du dévoilement des corps et les mœurs d’une société oisive et privilégiée.
A 23 ans, faute de travail au cinéma, Averty réalise ce court métrage de 17 minutes, en noir et blanc, pour le ministère du Tourisme. Produit par Pierre Lévy, directeur de la Coopérative générale du cinéma français, la « première œuvre visuelle » d’Averty sera diffusée en 1952 dans les salles de cinéma, en première partie d’Agence matrimoniale, film tragicomique de Jean‑Paul Le Chanois. Si cette création ne porte pas encore en elle toutes les trouvailles et les explorations plastiques du réalisateur, il joue déjà avec la confusion des genres et des registres, aux frontières du réel et de l’irréel.
Avec un humour hérité de Jonathan Swift et Alphonse Allais, il exprime dans ce court une conscience aiguë des réalités sociologiques d’une époque. Affronter la modernité et s’en jouer dans le même temps : c’est une stratégie qu’Averty emploiera à plusieurs reprises – Hara-Kiri lui décernera d’ailleurs le prix bête et méchant en 1963.
Le film résulte aussi d’une affinité profonde avec le sujet. Comme souvent dans le choix des œuvres qu’il adaptera, Averty convoque ses souvenirs d’enfance et la transformation de la société française depuis le XIXe : « J’avais horreur d’aller au bord de l’océan, au milieu de la vingtaine de familles privilégiées, propriétaires à vie de tentes et de cabines installées sur les plages : Port-Giraud, Saint-Michel-Chef-Chef, Portmain, Le Porteau, Port-Meleu, Préfailles, la pointe Saint-Gildas, Port-aux-Ghots, Quirouar, Tharon, Kirouar… Cette petite bourgeoisie fera la moue lorsque, en 1937, les premiers intrus du Front populaire arriveront pour découvrir la mer ».
Pour réaliser ce court-métrage, Averty s’entoure d’une équipe animée par l’esprit du surréalisme et de la poésie. Le frère de Pierre Lévy n’est autre que Jean Lévy, plus connu sous le nom de Jean Ferry, sommité du Collège de Pataphysique (créé en 1949) cette « science des solutions imaginaires » dont les finalités sont préfigurées par Jarry dans son Docteur Faustroll. Jean Ferry rédige le commentaire du film, énoncé avec ironie par Jean‑Marie Blanvillain, dit Jamblan, parolier et chansonnier montmartrois. La musique originale signée Louis Bessières incite à la mélancolie, et l’image est signée Albert Militon.
Tenir le réel à distance
C’est au cours du XIXe siècle que les riches citadins, pour la plupart oisifs, développèrent la pratique régulière de la villégiature à la mer. Cette fuite estivale était jusqu’alors réservée à une élite restreinte. Sylvain Venayre a montré que dès la seconde moitié du XVIIIᵉ siècle, les médecins avaient établi les bénéfices des bains de mer froids, dans la Manche ou l’Atlantique, suscitant un engouement pour les séjours balnéaires.
C’est ce moment de l’histoire qu’Averty choisit de mettre en images tout en affirmant déjà son refus de la tradition réaliste qui sera défendue à la télévision par l’École des Buttes Chaumont. Dans la lignée de l’esprit fumiste cultivé par Allais et qui trouvera son prolongement dans le dadaïsme puis le surréalisme, mouvement auquel il adhère à l’adolescence, il s’oppose au réel en développant une conception graphique de l’image et en choisissant une écriture cinématographique imagée.
Les principes essentiels de sa création télévisuelle sont très précisément amorcés dans ce film avec la négation radicale de la fonction traditionnelle du comédien ou du témoin par l’utilisation systématique d’illustrations à base de cartes postales et de dessins dans des « mises en pages » qui interdissent tout effet de réalisme. Le regard lucide et l’humour sont partout, sous forme d’allusions, de commentaires ironiques, de jeux d’images. Derrière les rituels des bains de mer, il y a en effet en filigrane, de 1880 à 1950, toutes sortes d’événements avec lesquels le réalisateur établit des correspondances : les premiers romans de Jules Verne, les années folles, la Première Guerre mondiale, l’essor des premiers congés payés, la redéfinition des lignes de partage entre classes sociales, la modernité, les modes vestimentaires, la représentation du corps, etc.
Le commentaire engage immédiatement dans le sujet tout en faisant appel à l’imaginaire du spectateur :
« La mer est belle » disait Alphonse Allais ; « elle frappe mais la porte ne s’ouvre jamais ; elle creuse mais elle n’arrive jamais à faire son trou. […] Ce jeune homme et cette jeune fille se croient à l’extrême pointe du modernisme ; parce qu’ils dorment ou échangent des propos légers allongés tout nus au bord de la mer. Mais l’histoire nous apprend que nos propres ancêtres, ceux-là mêmes que les 20 printemps virent la tour Eiffel émerger et croître vers 1880 aimaient et fréquentaient les plages dont ils se plaisaient à chanter les beautés dans le style de leur temps. Ecoutez ! »
Poésie, humour et surréalisme
Dès 1950, Averty recherche l’insolite et l’absurde par l’association d’images aux réalités étrangères, affirmant ainsi sa filiation avec le surréalisme. La présence d’un crâne de bœuf incongrue dans une dune de sable en bord de mer illustre cette pratique qu’il ne cessera de perfectionner par la suite : « Nous ne sommes pas au Far West, m’avait déclaré Pierre Lévy, et Étretat ne se trouve point sur les bords du Grand lac Salé. – Bien, Monsieur Lévy, alors on fera semblant d’y être ! » confie t-il au sujet du tournage.
Vacances à la mer attaque surtout le conformisme, la médiocrité, les modes et les codes. Averty raille les bourgeois, les femmes manipulatrices, les séductrices intéressées, les hommes voyeurs, les fausses pudeurs. Il s’en prend particulièrement aux rites et aux codes de l’époque.
Cet anti-conformisme marquera toute sa carrière télévisuelle. Ainsi, il n’hésite pas à tourner en dérision les pseudo-bourgeois et les prétentions des nouveaux riches : « A Deauville se donnait rendez-vous tout ce qui avait un nom dans le monde et dans le demi-monde. Il fallut bien faire leur place aux nouveaux venus » de même que les modes : « Deauville, Trouville ; les plages normandes s’édifient dans ce style coquet. […] En un mot le style de Ville-d’Avray ; ainsi embellies et dotées de toutes les séductions inimaginables, les plages deviennent pour les Parisiens un centre d’attractions irrésistible ».
Lorsque fut achevé vers 1860 le réseau principal des chemins de fer, les populations privilégiées prolongeaient le « salon parisien » à la mer. Averty épingle aussi les comportements :
Princeton, University Art Museum
« Cette côte que les peintres avaient découverte sauvage et déserte allait devenir en quelques années la Mecque du chic parisien le plus élégant. Si quelque chose du charme artistique et marin a disparu, le reste offre de précieuses compensations. Après le bain, les jeunes filles en fleurs rêvent ou se promènent sur la digue. Ailleurs les dames mariées tiennent salon en plein vent ; là se colportent les nouvelles ; là on épluche curieusement les nouveaux arrivés ; on y fait le potain ; le potain d’Etretat possède une réputation européenne ; des liaisons s’ébauchent et des projets de mariage flottent dans la brise… »
La niaiserie et la naïveté de ces riches parisiens oisifs n’est d’ailleurs pas épargnée :
« Ne sommes-nous vraiment à quelques heures de Paris ? Que font ces gens étranges ? C’est des vrais poissons ? Vous arrivez réellement à vivre dans ces petites cahutes ? Pourquoi poussez-vous cette grosse barre de bois ? Ce n’est pas un travail de femmes, on se croirait aux Indes ; comme c’est pittoresque tout cela. »
Si Averty exploite l’adresse au téléspectateur, c’est pour jouer avec l’aparté au théâtre et rendre plus intime la relation avec lui, voire instaurer un climat de connivence :
« Surtout ne choisissez pas un compartiment guindé, gommé, gourmet ! Car alors vous trouveriez Trouville affreux. Que votre flair parisien vous pousse vers un compartiment expansif où votre voisine vous aura vu rentrer avec un certain air complaisant. Le temps du voyage passera alors comme un songe. »
Le jeune Averty expérimente ainsi avant son entrée à la télévision en 1952, une écriture mêlant merveilleux, poésie et circulation entre présent et passé dans la construction d’un déroulement temporel très précis. La construction du film s’élabore à partir de différents fragments aux rythmes qui se superposent : images de vagues, de rivages, gravures, incrustations, saynètes théâtrales… avec une synergie particulière de l’image et du son.
Boulimie d’images
Pour Anne-Marie Duguet, Averty est un boulimique d’images, de toutes les images. Ici il re-produit des images – cartes postales, peintures, affiches, gravures – de la fin du XIXe siècle et s’approprie l’esprit des auteurs qui mettaient en scène les pratiques des bains de mer tout en ridiculisant les mœurs de l’époque. Les dessins de Mars, dessinateur de la fin du XIXe siècle qui a représenté toutes les plages de Normandie servent ainsi à illustrer les femmes en jupons aux tailles de guêpe, en chapeaux au bord de la mer, les roulottes, les malles de voyage, les élégantes en maillot, les cabines de plage, les jeux sur la plage, le casino et les bals…
Les manuels du savoir-vivre de l’époque mettaient en garde les femmes du monde contre le danger de certains lieux, où plus d’une réputation s’était perdue. Averty n’hésite pas à utiliser la dramaturgie comique pour mettre en images ces mœurs :
« Mais ces histoires de casino finissent toujours très mal. Fernande se laisse entraîner par un prince russe. Edmond arrivera trop tard par le train. Jamais il ne reverra Fernande… »
Le rythme vif, la succession des plans, les procédés d’incrustation illustrent déjà la volonté de brider l’émotion pour mieux observer le présent. De son propre aveu, le réalisateur doit donner à voir « l’insolite qui se cache derrière le banal, le drôle derrière le sérieux, le bouffon sous l’apparence du solennel. » (Averty interviewé par J-D. Roob, TVFrance, 12/10/63).
Une ambition affirmée
Averty qui obtient le grade de satrape au Collège de Pataphysique en 1990, voit dans la télévision la promesse d’un instrument de l’imaginaire, apte à inciter le spectateur à rêver mais aussi à penser et à réfléchir à sa condition humaine. Toute son œuvre atteste de cette ambition et ce premier court-métrage cinématographique anticipe à sa manière la liberté d’esprit dont il fera preuve dans ses créations futures. Son humour, loin de se réduire au seul sarcasme, est poétique aussi, dans l’esprit de Prévert dont il se revendiquera et à qui il rendra souvent hommage.
Sylvie Pierre, Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication/Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.