Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.
« Elle éprouve une fascination solaire pour l’éclat du métal mat, les vieilles photos en pied de scientifiques-militaires et marins décorés d’aventures, les mécaniques de précision reléguées qui racontent encore les déserts de poussière, les pôles, les mers, la terre, les avancées et le moteur de la guerre, pour toutes ces tentatives des hommes d’une autre époque et d’un regard révolu, qui, ensemble, chacun à sa place, recherchaient les savoirs, les techniques et les instruments qui répondraient aux besoins d’expansion de leur temps ».
À l’histoire officielle de l’académie des sciences, aux découvertes illustres et autres tableaux napoléoniens définitifs, Martina Schiavon préfère la patiente reconstitution du réel parcouru d’idées, d’essais, de croisements, de réussites et d’échecs qui formulent le véritable récit de l’évolution des sciences et techniques. De sa voix vivace comme les eaux du Livenza (un important fleuve de l’Italie), elle emporte son auditoire dans l’effervescence des Sociétés de Physique, de Mathématique, de Géographie, des écoles Polytechnique, Normale, de l’Institut de France… du XVIIIe au XXe siècle. Elle ressuscite les groupes, les personnages, les réseaux et leurs instruments oubliés dans leur contexte anthropologique pour donner à comprendre comment se pensait « in situ » la science et pour quel besoin, à un moment donné. En suivant les progressions de terrains, des colonies aux montagnes d’Italie, dont la configuration explique chaque décision, jusque dans les ateliers des artistes-artisans, fabricants d’objets uniques qui marquèrent l’histoire du seul poinçon de leur exigence. Dans ces chroniques des temps modernes, chaque rouage compte.
Cette passion curieuse pour la microhistoire a dévié Martina Schiavon d’une carrière tracée de physicienne magnétiquement happée par le besoin de comprendre comment co-naissent les découvertes. Aujourd’hui maître de conférences en épistémologie, histoire des sciences et des idées, membre statutaire du laboratoire d’histoire des sciences et de philosophie des Archives Poincaré, cette lauréate du prix d’histoire militaire de thèse du Ministère de la Défense est également membre de la commission d’histoire de la géodésie et de la géophysique, ainsi que du conseil consultatif du bureau des longitudes. Un prestigieux cabinet d’histoire, créé par une loi de la Convention nationale du 7 messidor An III (25 juin 1795) après audition d’un rapport de l’Abbé Grégoire.
Fondé à l’origine pour « reprendre la maîtrise de la mer aux Anglais par l’amélioration de la détermination des longitudes en mer » et pour être « chargé de la rédaction de la Connaissance des Temps et du perfectionnement des tables astronomiques » avec les observatoires de Paris et de l’école militaire, le Bureau des Longitudes prenait « tous les instruments qui appartiennent à la Nation », sous sa responsabilité. Au XIXe siècle, il connaîtra un nouvel essor avec la réalisation des éphémérides par son « Service des Calculs » et mènera de grandes expéditions scientifiques, dont les mesures géodésiques qui feront du mètre une invention française. Son influence grandit tout au long du XXe siècle avec la fondation du Bureau International de l’Heure en 1919, du Groupe de Recherches en Géodésie Spatiale en 1971 et du Service International de la Rotation de la Terre en 1981.
Martina Schiavon signe son entrée dans la carrière et dans le projet de l’institution avec une thèse au titre limpide : Itinéraire de la précision. Une tout autre et captivante histoire. Celle de la mesure de l’homme, de ses jalons, de ses progrès, de sa longue marche, de la balle de revolver aux étoiles.
« À la Révolution, les mesures subjectives avaient fait leur temps ».
Le corps, les coudes et les pouces pouvaient permettre de vendre une étoffe avec une part variable à concurrence de la longueur du membre, mais pas à un État d’imposer des taxes justes. Martina Schiavon plante le décor de sa recherche dans le milieu des Géodésiens, des savants et fabricants d’instruments de précision en France entre 1870 et 1930. Tout au long du XVIIIe siècle, le Bureau des Longitudes avait diligenté des expéditions en Laponie, en Équateur et en France où Jean‑Baptise Joseph Delambre fut chargé de mesurer par un système de triangulation et d’outil astronomique, la distance de Rodez à Dunkerque.
Le mètre, soit le 40 000 000e de l’arc du méridien de la terre fut défini au-delà de nombreuses controverses scientifiques et révisions ultérieures. « Cette une très jolie définition parce qu’on prend une unité naturelle comme référence que personne ne peut discuter. A contrario avec le yard, les Anglais se dotaient d’une mesure chargée de relations mystiques puisqu’elle découle de la pyramide de Khéops. Ce qui était impossible dans une France attachée à la séparation entre science et croyance », analyse Martina Schiavon avec une égale curiosité pour les deux options.
La seule définition du mètre, fierté tricolore qui commence à être utilisée des Pays-Bas au Canada entre 1816 et 1871, ne sert à rien pour l’industrie et l’armée. Pour fabriquer des projectiles avec une certaine tolérance, dans toute la France en vue d’un assemblage à Paris, il leur faut développer des multiples et sous-multiples du mètre. Les militaires seront donc les premiers à adopter et à pousser au développement de cette mesure objective. Martina Schiavon déplore :
« En France, l’histoire est assez particulière avec une appellation de collaborateurs qui pointe en réalité des militaires. Mais qu’il s’agisse de scientifiques de laboratoires ou de ces collaborateurs, tous sortaient de Polytechnique. Et ils étaient de niveau scientifique égal même si les livres d’histoire ne parlent que des scientifiques avec un distinguo caricatural entre ceux qui travaillent pour le bien et les autres pour la recherche d’applications guerrière. »
Remontant le fil de son intrigue, elle découvrira que nombre d’Académiciens des Sciences en mathématique, géographie et navigation du XIXe siècle appartenaient à l’armée. La différenciation en deux corps ne s’opérerait progressivement qu’après les deux guerres mondiales. Martina Schiavon entreprend alors des recherches plus focalisées sur ces relations inexplorées.
« Elle découvre que des ingénieurs militaires travaillent dans les laboratoires avec un statut très particulier ».
Et ce sont eux qui assurent le rôle d’intermédiaire avec les fabricants d’instruments de précision, passés sous silence de l’histoire officielle qui les cantonne à un rôle de simples exécutants alors qu’ils constituaient de véritables partenaires de la chaîne scientifique. Leurs extraordinaires réalisations en faisaient des artisans-artistes conservant jalousement leurs secrets. Martina cite pour exemple le théodolite, un instrument de géodésie complété d’un instrument optique essentiel en topographie et en ingénierie. « Les vis et les pas de vis de cet instrument étaient calculés spécifiquement pour cet objet. Emporté par des militaires sur des terrains comme l’Algérie ou l’Amérique du Sud, si l’instrument se casse, le seul moyen d’intervenir dessus est de le ramener à son fabricant à Paris », s’exclame Martina considérant chacun de ces objets comme une archive de ces savoirs-faire et relations nouées dans un but précis.
Si la France possède la culture de l’objet unique et des réseaux créatifs centralisés plaçant à proximité géographique de l’académie des sciences nombre de sociétés de toutes les disciplines, fréquentées à l’envi par les uns et les autres, l’Allemagne suit (déjà) une tout autre logique. Bismarck entend placer les industriels sous une forme de dépendance économique. Après 1870, ces derniers devront présenter à Berlin leurs instruments pour tests et calibrages tout en répondant à une méthodologie de fabrication. Ainsi, ouvre-t-il la voie à la standardisation et à la production en série.
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Martina Schiavon, Maître de conférences HDR en épistémologie, histoire des sciences et des idées, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Professeure de littérature comparée, directrice de la MSH Lorraine, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.