Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.
« Le nom de l’auteur de “La Belle et la Bête”, Marie Leprince de Beaumont avait été presque effacé des mémoires alors qu’elle figurait parmi les écrivains les plus lus de son temps. Parce qu’elle était femme et difficile à étiqueter, sa redécouverte s’apprête à faire revivre une époque de combats entre Lumières et Anti-Lumières à la frontière de pensées nettement moins tranchées que celles retenues par l’histoire. »
Faut-il commencer par elles ou elle ou lui ? Chacun décrivant l’autre au point d’en être indissociable comme le halo de la flamme. Quand l’histoire devient le mythe entretenu du progrès rectiligne et que c’est le père Guillotin qui corrige la copie, les pensées et les têtes qui demeurent à la postérité ont voué toutes les autres au fil de la lame d’une époque qui a vigoureusement tranché. Elles sont les recherches de Nicolas Brucker, sur les antiphilosophes et leurs dialogues vipérins, enroulés jusqu’à l’étouffement avec ceux des lumières. La mémoire collective en retient le plus souvent les « jean-foutre », les satires et autres savoureuses invectives qui régalaient alors les gazettes, la poésie, le théâtre et les romans. Tout l’enfièvrement de la mutation, des valeurs et clivages d’un siècle, qui accoucherait d’une révolution dans ses dernières heures, façonne ce versant glissé dans l’ombre des passés.
Parce qu’on ne saute pas de l’ancien régime aux lumières comme d’une date à l’autre sur une frise. Parce qu’il fut un temps de combat pour et contre les points cruciaux des idées militantes, pour la liberté de conscience, le droit à l’égalité et à la liberté religieuse (dont la société actuelle conserve des manifestations descendantes), ces répliques intelligentes, d’intérêt littéraire et historique, enseignent la richesse d’équivoques autant que les abandons de ces temps révolus.
Elle est une incarnation de ce large spectre des lumières, des jaillissements et contractions, de ces luttes paradigmatiques pour la conquête de l’esprit du temps. La redécouverte de son parcours appelle à une révision de l’opposition traditionnelle tracée par l’historiographie française entre « lumières et antis ». Son nom, Marie Leprince de Beaumont a survécu par l’entremise d’une minuscule frange de son œuvre à la fabuleuse résonance.
L’auteure de « La Belle et la Bête » comptait au XVIIIe siècle parmi les écrivaines les plus connues en France et d’un bout à l’autre de l’Europe. En dépit de cette condition féminine qui lui herse l’entrée d’une Société royale et de la renommée posthume, la vie exceptionnelle de cette journaliste, romancière, pédagogue, gouvernante, échappe à toutes les nomenclatures.
« Son œuvre engagée distille « instruction et élévation » pour le progrès humain, la diffusion des connaissances, le droit de la femme au savoir et à l’égalité intellectuelle tout en menant des réflexions sur les hiérarchies sociales, les libertés et l’égalité. »
La flamme d’une auteure de lumières. À ceci près qu’elle s’inspire largement des saintes Écritures et met en garde ses contemporains contre les légèretés du divertissement. Deux traits qui l’inscrivent à rebours dans le courant apologétique des antis. Trouble histoire d’une lueur brûlant conjointement du divin de la raison. Trois siècles plus tard, cette vie en actes qui renverse les catégories établies, attise la curiosité des chercheurs qui la reconstituent comme un puzzle au sein d’un splendide projet MSH regroupant des collaborations provenant des États-Unis, du Québec, d’Espagne, d’Angleterre, d’Allemagne et des Pays-Bas… Des thèses et des colloques s’enchaînent pour recomposer l’énigme d’une ample œuvre de dialogues moraux.
Et de la vie de cette femme qui connut et la misère et plusieurs mariages, une femme qui subvenait à ses propres besoins, aspirait aux plus hautes reconnaissances intellectuelles tout en se faisant pédagogue d’une jeunesse qu’elle imprimait de sa « dévotion éclairée ». Un tempérament qui s’illustre par Le triomphe de la vérité, son premier livre, qu’elle remit en main propre au roi Stanislas. Pourtant son nom ne réside plus qu’à la marge des productions Disney et dans les bonnes feuilles du Cabinet des fées. Ce projet sonne l’heure d’un nouvel avènement de cette auteure prérévolutionnaire. Une renaissance. Et c’est là qu’il intervient.
En première ligne de cette redécouverte. Sa passion pour les esprits fins et les formes affûtées des contre-argumentations a déjà tiré plusieurs de ces antihéros des limbes de la mémoire. Cette recherche doit assez peu au hasard. Comme elle (MLPB), Nicolas Brucker envisage la charge épanouie de sa vocation au service de la formation de consciences éclairées.
Le XVIIIe, son siècle de spécialité, est parcouru tout entier de ces questions morales qui font les bagages aux voyages de la jeunesse. Encore faut-il que la thèse soit honnête et les questions embrassées dans leur complexité. L’ombre n’est que l’autre face de lumière. Il n’y a pas de belle sans la bête. Et inversement. Le conte, c’est peut-être ce que l’histoire illumine d’une trop grande clarté. Ce qui se perd, Nicolas Brucker va le rechercher.
Que peut attendre le chercheur à la veille de la résurrection publique d’une œuvre littéraire ? À la tentation du style, Nicolas Brucker rétorque en concédant au plaisir de la formule : « Mais nos espoirs sont les plus grands ! » Position détendue, regard droit. L’exultation d’une longue et fructueuse recherche qui approche de son terme traverse ce corps qui la contient avec élégance. En décembre, un colloque international fera émerger le portrait intégral de l’écrivaine éparpillée dans l’oubli. Dès après, un site Internet, des publications et des projets accompagnés seront proposés aux enseignants de nombreux pays.
« La coulisse bruisse. Le livret est présenté comme majeur. »
Habillé d’une veste en velours côtelé, d’une écharpe nouée en lavallière, mains fines et fortes, barbe taillée, jambes croisées, manières accortes, la présence de Nicolas Brucker révèle un goût prononcé pour les lignes de transitions subtiles. Il y a dans ce visage, quelque chose d’ancien, une ferme résolution brossée à la soie d’une bienveillance sensible. La part du marbre s’attache à restaurer la noblesse d’écriture de figures anti-lumières ravalées par l’histoire au rang de simples contradicteurs.
En 2006, Nicolas Brucker donnait le ton de sa direction de recherches en publiant une thèse sur Le Comte de Valmont ou les égarements de la raison de l’abbé Gérard. Ce roman qui avait fait grand bruit au XVIIIe et au XIXe siècle, dresse dans le genre épistolaire, rien de moins que le récit de la conversion chrétienne du jeune Valmont parvenu aux limites essoufflées des idées subversives de son temps. Un tour de force et de « passe-passe décrétant la chrétienté des lumières ». « L’objet inclassable, le phénomène d’édition », sera salué par Chateaubriand comme « un exemple de roman chrétien ».
Nicolas Brucker n’aura de cesse de rétablir la connaissance des talents de cette veine qui lui vaudront son habilitation à diriger des recherches sur « lumières et religion ». D’autres que Marie Leprince de Beaumont lui doivent déjà leur reviviscence. À commencer par Élie Catherine Fréron le directeur de la célèbre Année littéraire, le journal de critique qui concourut à faire interdire l’Encyclopédie en 1759 et à retirer le privilège donné aux libraires-imprimeurs. Voltaire assurera au virulent et cependant courtois gazetier une postérité réduite à de violentes satires et pièces de théâtre que résume le dérisoire d’un surnom : le frelon. Nicolas Brucker rendra une justice contemporaine à la précision d’une pique qui ne perce pas sans idée.
Cependant, il faut se garder d’imaginer que l’inclination du chercheur pour tous ces grands réactionnaires dise quoi que ce soit d’immédiat de ses positions personnelles. Ses investigations dans le purgatoire de la mémoire n’absolvent en rien ces plumes remarquables de la faute d’opinion jugée par l’histoire. À l’inverse, elles dissertent une autre vision du récit au réalisme poétique des contours progressifs, des flous d’approche et couleurs en demi-teinte en lieu et place des grandes fresques dépeintes à coups de palettes flamboyantes. À dominante de rouge cocardier. Et voici que le marbre met à jour ses parties tendres. Car tous ces auteurs ferraillent contre un monde nouveau qui leur échappe autant qu’il les condamne à passer.
Nicolas Brucker explique… d’un regard qui voit s’effriter et se perdre l’or ancien d’une certaine majesté de plume :
« Chacun d’eux reste attaché à une certaine notion du goût de la littérature. Le grand siècle est leur modèle ainsi que les grands auteurs : Boileau, Racine, La Fontaine. Leur combat était noble et ne visait qu’à faire exister encore ce monde des grands genres, d’une société plus hiérarchique qui offrait une autre place à l’artiste que celle qui était en train de voir le jour. Jusqu’alors, ils étaient pensionnés. Artistes d’État, payés pour louer la grandeur du monarque. Et les voici qui se retrouvent à devoir percer par leurs propres moyens. À devoir conquérir l’opinion publique. C’est l’irruption de la loi du marché face à la nostalgie du Versailles de Louis XIV. »
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Nicolas Brucker, Professeur, Langue et littérature françaises, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Professeure de littérature comparée, directrice de la MSH Lorraine, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.