Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.
« On n’a pas la main sur la parole de Dieu », a-t-il l’habitude de dire à ses étudiants. Car le seul texte écrit par le doigt créateur, Moïse l’a jeté à terre et anéanti. Une image symbolique de la difficultueuse passion des chercheurs des Écritures. Car la reconstruction de cette parole, sa compréhension au travers des textes transmis, des versions émanant de temps et de traditions différentes, interroge, confronte et traverse en millénaires la vie et la mort des civilisations qui en épaississent le mystère.
Jean‑Sébastien Rey rentre à peine de Jérusalem où il va régulièrement étudier les fragments des manuscrits de la mer Morte, en ayant accès aux originaux, à la réalité des parchemins et de la fibre des papyrus découverts dans les grottes de Qumrân au milieu du 20e siècle. Pourtant familier des Écritures, cet esprit scientifique ne peut réprimer un long silence de respect humble et fasciné à chaque vision éblouie de l’un des textes sacrés de l’Humanité. En être si proche, par le savoir et le geste demeure un privilège au bout d’un long chemin. Une aventure de conscience face à l’énigme de la foi qu’unit l’horizon vacillant de l’histoire au sortir de la nuit des temps. Philologue sémitique, et plus largement spécialiste de la littérature juive et chrétienne de l’époque hellénistique et romaine, Jean‑Sébastien Rey a été l’élève de deux des grandes autorités mondiales de ces 970 manuscrits précédant de plusieurs siècles les plus anciens exemplaires connus du texte hébreu.
Or, les manuscrits de la mer Morte soulèvent de nouvelles et délicates questions sur la forme textuelle de ce que l’on a coutume d’appeler « la bible ». Comme s’il s’agissait d’un ouvrage unique, connu dans sa forme originale et ancestrale. À l’instar de nombreux autres textes identifiés, les manuscrits de la mer Morte apportent un témoignage manifeste de divergences cruciales qu’il n’est plus possible d’ignorer.
« Hors du strict fait religieux, ces dissimilitudes dans le récit de portée civilisationnelle font ressurgir des questions théologiques, législatives, politiques, sociales et culturelles fondamentales. »
Alors, du Caire à Jérusalem en passant par Cambridge, Jean‑Sébastien Rey qui lit l’hébreu, le grec, le syriaque et l’araméen (des variantes dialectales semblables à toutes les langues du nord-ouest sémitique), mène « des fouilles en bibliothèque », pour contribuer à construire une nouvelle rationalisation, un nouveau paradigme scientifique de lecture et d’édition de cet « un multiple » sacré. Pour le chercheur, cette quête relève d’un accomplissement personnel.
Le scientifique qu’il est devenu étant aujourd’hui en mesure d’apporter des réponses aux interrogations de l’étudiant qu’il n’a jamais cessé d’être. Dans l’élan qui l’avait toujours animé de clarifier le religieux par une pensée méthodique.
Au lycée, Jean‑Sébastien Rey suit des cours de licence de théologie en auditeur libre à Aix en Provence et est fasciné par les thèses de Wellhausen exposées par un professeur jésuite. Déjà au 19e siècle, la théorie démontrait que la bible était le fruit de quatre documents, quatre rédactions successives : le Yahviste, l’Elohiste, le deutéronomiste et le sacerdotal. Ce qui expliquerait la présence de deux récits de la création, deux récits de déluges imbriqués et tissés l’un dans l’autre où une fois Noé prend un couple d’animaux et une autre fois sept. Une fois le déluge dure quarante jours, une autre cent cinquante, etc. Si la thèse est encore débattue de nos jours, Wellhausen affirmait bien que la Torah était le fruit de quatre strates rédactionnelles successives. En tout cas, pour Jean‑Sébastien Rey, cette hypothèse frotte l’étincelle d’une volonté de comprendre cette genèse textuelle, de percer ses secrets d’élaboration pour ne jamais en avoir une lecture naïve. D’autant que le 19e siècle avait tranché en faveur d’un concept de Urtext supposant l’idée d’un texte original censé précéder le texte massorétique hébreu et la Septante grecque. Mais à présent, les manuscrits de la mer Morte et de la Genizah du Caire remettent en question cette représentation.
Et c’est ainsi qu’en fondant le projet « Pluritext » porté par la Maison des Sciences de l’Homme lorraine et soutenu par les Agences nationales de recherche française et allemande, Jean‑Sébastien Rey, épaulé par une équipe internationale comprenant des traductologues, des épigraphistes, des paléographes et des linguistes, se confronte à un défi de proportion littéralement biblique. Et qui pose avec autant de force que de prudence, au sein d’une vaste communauté de chercheurs en quête, des questions clés : existe-t-il un original reconstructible ? Quel est le rôle des scribes, des traducteurs, des phénomènes d’acculturations au travers des appropriations hébraïques, latines, grecques, des problématiques linguistiques et de vocalisation qui changent le sens ? En présence d’autant de versions, de langues, d’époques, à quels textes les religieux peuvent-ils se référer ? Comment publier une bible en regard de la pluralité des sources ? Et c’est au fond toute la puissance de ces interrogations ultimes. En définitive, quel est le texte de la bible ? Ce qui revient à se demander scientifiquement qu’est-ce que la bible exactement ?
La foi pourrait objecter qu’il n’y a pas d’âme au bout du scalpel et que la méthode utilisée, la démarche empruntée déterminent la nature de la découverte, la qualité de l’expérience. Mais il s’agit ici d’une question purement textuelle, formelle, non confessionnelle, où seule compte la démonstration. Puisqu’au commencement était le verbe… Mais lequel ?
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La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.