Les XXIIIe Rencontres du Réseau Inter-Universitaire de l’Économie Sociale et Solidaire (RIUESS) se sont déroulées à Metz les 22, 23 et 24 mai 2024, organisées par l’Université de Lorraine. Cet événement a rassemblé près de 300 participants, venus partager leurs travaux et réflexions sur le thème des projets politiques de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS), un sujet crucial dans un contexte marqué par des crises politiques, économiques et culturelles.
Un programme riche et diversifié
Elles ont réuni près de 300 participants, une centaine de communications en ateliers et tables-rondes participatives, des panels (PTCE, Responsabilité territoriale des entreprises, Territoires autogérés, Territoire Zéro Chômeur, Tiers-lieux, IFMA), cinq conférences plénières et une table-ronde plénière sur les recherches participatives. Une vingtaine de jeunes chercheur.e.s doctorant.e.s ont en outre présenté leurs travaux et leurs questionnements à travers cinq ateliers autogérés lors de la première matinée du colloque et ont bénéficié de retours des membres du Réseau. Ces rencontres du RIUESS ont également dédié une séance aux échanges entre les coopératives étudiantes développées dans les universités du Réseau, ainsi qu’une séance aux ouvrages issus des précédentes rencontres et parus en 2024 : celles de Clermont-Ferrand (2020-2021), Transition et alternatives économiques et celles de Bordeaux (2022), L’ESS en transition(s).
Les 10 ans de la loi ESS
Les XXIIIe Rencontres fêtait le 10e anniversaire de la loi relative à l’ESS du 31 juillet 2014 et avait à ce titre une dimension politique importante. Dans un contexte de crises politiques, socio-économiques et culturelles, il s’agissait de définir la place et le rôle de l’ESS dans les mouvements d’émancipation collective face à l’accentuation des dynamiques du « chacun.e étranger à tout.e.s » (formule empruntée à Jean-Pierre Dupuy) à l’œuvre dans les sociétés. Les pistes présentées lors des conférences plénières méritent d’emblée d’être soulignées : celles de l’associationnisme solidaire, des communs, des imaginaires émancipateurs, des élans de révoltes et de la reproduction de la vie. Résumons-les à grands traits. Jean-Louis Laville a rappelé la nécessité pour la recherche de s’attacher aux émergences et aux absences, tant dans les initiatives citoyennes actuelles qu’en s’inspirant de l’histoire oubliée de l’associationnisme pionnier du premier XIXe siècle. En complément de l’ancrage dans un cadre théorique polanyien et des épistémologies du Sud, il a souligné qu’en termes politiques et des rapports sciences-sociétés, ce n’est plus par l’entremise du savant ou de l’intellectuel que les acteurs prennent conscience des oppressions qu’ils subissent mais dans le cours de leurs conversations ordinaires et des expériences concrètes qu’ils partagent. Hervé Defalvard a souligné comment les coopérations et les alternatives conduisent à des changements dans les pratiques des collectivités et des collectifs dans et au-delà de l’ESS. Pour cela, il s’agit pour eux et elles de s’appuyer sur le territoire comme sujet politique et comme auto-transcendance dans une stratégie d’encerclement des institutions dominantes et dans l’horizon de la société du Commun. Ludivine Bantigny, historienne spécialisée dans l’histoire des révolutions, a rappelé que certains soulèvements populaires, en premier lieu celui de la Commune de Paris et de la Révolution de 1848, passèrent par des mouvements de coopération et d’entraides mutuelles. Pour elle, les dynamiques de révoltes contre l’oppression sont indissociables de l’ESS, particulièrement incarnée par la forme coopérative et associative. Philippe Corcuff, compagnon de route du RIUESS depuis 2009, a insisté sur l’importance de mobiliser de nouveaux imaginaires émancipateurs et d’autres récits pour se défaire du confusionnisme à l’œuvre dans le champ politique. Pour lui, certaines initiatives ou structures de l’ESS font partie de cet imaginaire qu’il s’agit d’intensifier dans une optique libertaire et à travers une théorie politique articulant critique du capitalisme et critique de l’étatisme.
Cette stratégie passe nécessairement par une démystification des moments d’effervescence révolutionnaire et par une méthodologie intersectionnelle complexifiant le dualisme oppresseur/opprimé, mais aussi par un « penser contre soi-même » conduisant à renouveler la critique en appui aux alternatives d’ESS tout en prenant en compte « l’équilibre des contraires » sous-jacent à ces formes de pratiques sociales. Enfin, Isabelle Hillenkamp, en s’appuyant sur l’étude des pratiques agroécologiques au Brésil, a montré comment les économies solidaires et la reproduction de la vie, au niveau des écosystèmes et des communautés paysannes, sont étroitement intriquées dans les pratiques de subsistance. La présentation minutieuse et détaillée de cette ethnographie permit à l’auditoire, encore très nombreux lors cette plénière de clôture, de relever à quel point le mode de production capitaliste invisibilise les formes économiques qui reproduisent et maintiennent la vie quand ce mode de production dominant la détruit. De ce point de vue, l’émancipation passe par l’articulation entre la prise en compte de ces pratiques, impliquant nécessairement la réciprocité, l’inflexion les rapports sociaux de classes, de genre et de race et les dynamiques de voice fortifiant les contre-publics subalternes.
Recherche participative et initiatives de terrain
Les ateliers réunissant la centaine de communications présentées se sont partagés entre les cinq axes de l’appel à communications : quels modes d’entreprendre ? ; quels modes de développement économique ? ; action publique et ESS ; l’ESS au JO (Journal Officiel) et recherches participatives et ESS. Des ateliers dédiés à l’éducation et la formation, à l’insertion, et à l’ESS de la culture faisaient également partie du programme. Les communications réunies par l’axe consacrée aux recherches participatives s’attachèrent à accorder théorie et pratique en proposant aux conférencier.e.s le format impulsé par le sociologue Yves Bonny.
Peu classique pour un colloque académique, il s’agissait de présenter les travaux par plusieurs plages de cinq minutes, afin de rendre plus vivant et participatif le débat, autour des thématiques comme la pluralité des acteurs. trices impliqué.e.s, les pratiques socio-communautaires, les injustices épistémiques et les formats coopératifs. Que disent les recherches participatives à l’ESS ? Il y a-t-il des spécificités des recherches participatives en ESS ? En quoi le mariage de la participation, de la recherche et de l’ESS constituent-il une voie logique et est-ce qu’il contribue à fortifier la dimension politique de l’ESS ? Tels furent aussi les questionnements au centre des présentations de la table-ronde plénière consacrée à la thématique « recherches participative et ESS » animée par l’économiste Sandrine Rospabé. Les centres de recherche associatifs furent mis à l’honneur lors de ce moment inédit où des acteurs et actrices travaillant à la fois dans et hors des frontières institutionnelles des cadres académiques présentèrent leurs pratiques de transferts, telles celles de l’Institut Godin, du Centre d’Innovation Sociales Clermont-Auvergne (CISCA), de la Cabane de la recherche et de l’Institut Français du Monde Associatif (IFMA). Cette « autre manière » de faire recherche, dans le souci d’équiper l’action dans une démarche compréhensive et dialectique, à la fois dans des visées de transformation, d’adaptation, de résistance et d’éducation populaire, fit la preuve de la vitalité des espaces hors de l’université contribuant à la définition des projets politiques de l’ESS par la mobilisation de la recherche.
Un cadre original et inclusif
Par ailleurs, le partenariat entre l’association RIUESS et l’association Dômad a donné lieu à une édition originale dans la mesure où une partie des ateliers s’est déroulée en extérieur, sous un dôme d’architecture bois semi ouvert d’une dizaine de mètres de diamètre. Une partie des déjeuners et des pauses café s’y déroulèrent également. À deux reprises, les crieurs publics de Dômad y lancèrent leurs cris juchés sur une chaise à partir des missives déposées par les participant.e.s dans des boîtes à cris dédiées. La soirée conviviale du jeudi 23 mai fut accueillie au tiers-lieux Bliiida, dans le sillage du partenariat local avec l’université de Lorraine sur le site de Metz.
Lors de l’Assemblée Générale de RIUESS et en termes d’administration de l’association, on peut noter le passage de relais de Michel Abhervé, investi de longue date dans le réseau, à Melaine Cervera, sociologue à l’Université de Lorraine, pour la trésorerie de l’association d’une part, et l’annonce des XXIVe Rencontres qui sont organisées par la chaire ESS de Lyon sur la thématique : « L’ESS au travail ! », les 26, 27 et 28 mai 2025, d’autre part.
Perspectives et avenir de l'ESS
Enfin et surtout, les travaux présentés lors des XXIIIe rencontres du RIUESS ont démontré à nouveau, la vitalité de la recherche en ESS en France et à l’international ainsi que la diversité des thématiques abordées lorsque la question politique est de nouveau soulevée : mode de subsistance, mode de coopération et d’entrepreneuriat collectif, enjeux du numérique, enjeux éducatifs, dynamiques de soustraction au capitalisme, enjeux juridiques, mode de gouvernement et de gouvernance, enjeux territoriaux et nouvelles formes d’action publique et politique... Le foisonnement de travaux et la pluralité des disciplines mobilisées révèlent au demeurant à la fois l’aboutissement, la complexité, l’ambition et le tâtonnement des réponses empiriques et théoriques aux bouleversements d’ampleur que connaissent les sociétés démocratiques et, au regard des apports des plénières et à l’heure des prévisions de publication collective qui découleront du colloque, que l’ESS contribue à des politiques d’émancipation en devenir associant attention au vivant, participation, communs et solidarité démocratique.