L’analyse de la construction du sens à partir des signes environnants fait incontestablement partie des ambitions de la sémiotique. En tant que discipline, celle-ci occasionne néanmoins des débats persistants quant à savoir ce qui, lors de la sémiose, prédomine. « Hors du texte, point de salut » aurait souvent répété Julien Algirdas Greimas (1974) : cette formule plaidant pour une focalisation de la démarche sémiotique sur les structures formelles du texte, par principe de méthode, a été abondamment commentée et parfois critiquée. Certain·es chercheur·es, s’appuyant en outre sur Umberto Eco (1992), ont souligné à leur tour la nécessité de prendre en compte les « droits » du texte pour rendre possible l’analyse critique des structures de pouvoir et de savoir qui s’y trouveraient « encodées » (Hall, 1973). D’autres, se réclamant de la tradition pragmatique, mettent en œuvre une analyse de la sémiose « en acte » et cherchent à sonder l’équivalent vécu des structures formelles, en s’intéressant à l’actualisation du texte et à sa circulation en divers contextes (Odin, 2011 ; Darras, 2006), ou aux prismes interprétatifs et dispositions d’agir du sujet qui conçoit, perçoit et interprète les signes (Saemmer, Tréhondart, 2022, 2020).
Certaines de ces démarches pragmatiques modélisent le contexte de communication dans lequel une ressource sémiotique, par exemple une production culturelle ou médiatique, est actualisée (sémio-pragmatique) et, dans certains cas, régulée par un dispositif socio-technique (sémiotique des médias [Badir, 2007], des écrits d’écran [Jeanneret, Souchier, 2005 ; Gomez Mejia, 2016], du genre [Julliard, 2016]). D’ autres démarches déplacent le centre d’intérêt vers l’analyse des pratiques discursives, « où le discours n ’ est rien d’ autre que le texte énoncé et/ou les procédures qui gouvernent sa production » (Semprini, 2007). Les chercheur·es s ’inscrivant dans la filiation des travaux sur la « sémiosis sociale » initiés en France par Eliseo Verón (1995) proposent, quant à eux, d’étudier une production culturelle ou médiatique en retraçant avec le plus de précision possible ses grammaires de production (Lécossais, 2020) et de reconnaissance (Appiotti, 2020).
Depuis plusieurs années, nombre de chercheur·es, dans l’interdiscipline des sciences de l’information et de la communication notamment, développent des méthodologies qui articulent des enquêtes de terrain à l’analyse des structures formelles des productions culturelles et médiatiques (textes, images, films, séries, journaux en ligne, plateformes numériques…). Elles et ils mettent en perspective l’analyse formelle effectuée par l’expert·e sémioticien·ne avec les processus interprétatifs tels qu’ils sont vécus par des producteur·es ou récepteur·es. Elles et ils engagent, à partir de la confrontation d’hypothèses interprétatives sur le terrain, une réflexion sur les « savoirs situés » (Haraway, 2007) et « habitudes de pensée » (au sens d’un « habitus de pensée » [Lorusso, 2018 ; Darras, 2006]) qui motivent la sémiose chez le sujet, y compris chez l’expert·e. Certaines démarches vont jusqu’à engager une réflexion critique sur les cadres d’appréhension binaires parfois sous-jacents aux démarches focalisées sur les pratiques discursives, plaidant pour la prise en compte des affects et passions, au-delà de la signification (Quemener, 2018).
Ce colloque propose de dresser un état de l’art de la richesse expérimentale de ces « sémiotiques de terrain ». Il est une invitation à questionner les approches « situées » de la sémiose et à faire dialoguer les méthodologies.