Avec les élections présidentielles et "le troisième tour" des législatives à venir, la presse traditionnelle comme les discussions sur les réseaux sociaux et les forums relaient de plus en plus de mots jusqu’ici inconnus : la pécressitude, la Macronie, et autres marinades. Les politiciens eux-mêmes en font usage lorsque Jean-Luc Mélenchon critique les pratiques du Zemmouristan ou que Fabien Roussel vante les bienfaits du rousselement. Dans le cadre de ses recherches menées au laboratoire ATILF (UL-CNRS), Mathilde Huguin étudie ces mots nouveaux, appelés aussi néologismes.
En quoi consiste votre recherche ?
Je travaille en morphologie dite constructionnelle. Cette discipline des Sciences du Langage étudie les corrélations de sens et de forme des mots construits. Une de mes recherches actuelles consiste à analyser les mots issus d’anthroponymes (noms propres de personnes) de personnalités politiques françaises contemporaines.
Mon travail cherche à répondre aux questions suivantes : pourquoi crée-t-on des néologismes sur des anthroponymes ? Quels sont les éléments linguistiques, mais aussi référentiels ou sociétaux, qui vont influencer les locuteurs ? Est-ce que toutes les personnalités politiques sont sujettes aux mêmes créations ? Et si non, pourquoi ? Enfin, mon sujet de recherche soulève des questions plus fondamentales en linguistique. Par exemple, où situer les frontières définitoires entre les catégories syntaxiques ? Quels sont les points communs et différences entre noms propres et noms communs ?
Comment avez-vous procédé ?
Pour répondre à ces questions, il a fallu collecter des données et construire un corpus d’étude[1].
J’ai initié un partenariat avec l’entreprise Data Observer[2] pour collecter automatiquement des mots dérivés de noms de politiques sur le web. Nous avons trouvé plus de 55 000 occurrences de 6 500 mots différents construits sur 90 noms de personnalités politiques. J’ai enregistré l’ensemble de ces données linguistiques dans un corpus nommé MoNoPoli, un acronyme pour : Mots construits sur Noms propres de personnalités Politiques.
Le corpus intègre une large description de chaque dérivé : ses propriétés morphologiques (ex. le suffixe), catégorielles (ex. la catégorie syntaxique), morphophonologiques (ex. la transcription phonétique) et sémantiques (ex. nom de partisan). Le corpus MoNoPoli est mis à disposition de la communauté des chercheurs puisqu’il est aujourd’hui hébergé sur ORTOLANG[3], une plateforme gérée par l’ATILF qui récence les ressources linguistiques disponibles.
Pourquoi crée-t-on ces mots nouveaux ?
Contrairement à certains a priori la langue évolue constamment. Cela fait plusieurs siècles que l’on construit sur les noms de politiques : des discours platoniques à l’empire carolingien, des théories marxistes en passant par les conquêtes napoléoniennes. Ces exemples-là se sont ancrés dans la langue, c’est-à-dire institutionnalisés et/ou lexicalisés (ils sont enregistrés dans les dictionnaires). Parmi les créations que j’étudie, certaines sont vouées à disparaître quand d’autres viendront certainement enrichir la nomenclature des dictionnaires.
Les dérivés de noms de personnalités politiques ont ceci d’original qu’ils répondent principalement à des besoins énonciatifs spécifiques : ce sont des outils au service du discours. Ils peuvent avoir différentes visées :
- argumentative, pour convaincre,
- appréciative, pour exprimer son avis envers le référent,
- ou encore ludique, pour faire sourire son interlocuteur.
Ce sont souvent des occasionnalismes créés pour répondre à un besoin immédiat dans un contexte donné.
Que retenir du poutouisme, de dupontaignantiser et de l’hidalgite (parmi tant d’autres !) ?
Quelques résultats marquants.
Un sens stéréotypique (vs lexical). Dans l’esprit de tout un chacun, le nom propre est une étiquette vide de sens (raison pour laquelle il n‘est pas enregistré dans les dictionnaires de langue). Toutefois, si l’on construit à partir du nom propre, il est bien porteur de quelques informations, puisque les mots construits ont eux aussi un sens. Par exemple, dans le contexte ci-dessous, on peut interpréter cahuzacer comme un synonyme de mentir. On fait alors intervenir des connaissances liées à Jérôme Cahuzac qui a effectivement menti en niant sa fraude fiscale. Les anthroponymes sont porteurs des stéréotypes dégagés par leur référent et remettent ainsi en cause certaines définitions du nom propre.
« Voici venu le temps des « tous pourris » et ce slogan porte désormais un nom celui de Cahuzac…au mieux nous pourrons créer quelques expressions pour enrichir la langue française et dire à nos enfants que c’est très mal de cahuzacer à sa maitresse »
(extrait du corpus MoNoPoli)
Des nouveaux procédés morphologiques. L’étude de ces créations lexicales a permis de décrire des nouveaux procédés morphologiques opérant sur nom propre, c’est-à-dire, plus concrètement, de nouvelles « manières » de créer des mots, jusqu’ici non étudiées par les morphologues. Par exemple, la création sarkozo-sarkozyste qui veut dire ‘très sarkozyste’ est un cas de réduplication : on y dédouble une partie du nom de famille et le dérivé a une fonction intensificatrice. On retrouve ce procédé dans l’adjectif franco-français.
Reflet de la société. Les anthroponymes véhiculent des informations sociales, ethniques, ou de genre. Entre le nom de famille, le prénom ou le surnom : le choix de la forme utilisée pour créer de nouveaux mots a son importance. L’étude a permis de mettre en lumière que lorsqu’il s’agit d’une femme, c’est davantage le prénom qui est utilisé comme dans Nadinothon ci-dessous. Ce phénomène illustre sans doute le peu de crédit que l’on accorde aux femmes politiques dans notre société.
« Le Nadinothon a commencé. Opération : récolter des fonds pour la primaire. 10 euros le calendrier. À votre bon cœur. »
(extrait du corpus MoNoPoli)
L’enjeu de ma recherche est d’affiner les connaissances en morphologie, sur le nom propre et plus largement en linguistique. Elle permet de mieux comprendre comment les locuteurs pratiquent la langue consciemment ou non. Quant à savoir si vous serez macroniste, maroninomaniaque ou mélenchonien : réponse le 19 juin 2022 !
[1] Le terme corpus renvoie à la collection de données langagières que le linguiste analyse.
[2] Data Observer (www.data-observer.com) est une entreprise spécialisée dans la collecte, le traitement et l’analyse des données textuelles issues du web.
[3] ORTOLANG, pour Outil et Ressources pour un Traitement Optimisé de la LANGue (ISSN 2417-7482), est un équipement d’excellence (ou EQUIPEX) qui bénéficie d'une aide de l’État au titre du programme « Investissements d’avenir » (ANR–11–EQPX–0032).
Illustrations :
Libération : https://m.facebook.com/Liberation/posts/10157094242022394/?_rdr
Charlie Hebdo : https://twitter.com/charlie_hebdo_/status/1222202928670420992?lang=da
Glon : https://www.blagues-et-dessins.com/category/l-actu-de-glon
Les Inrockuptibles : https://www.francetvinfo.fr/politique/alain-juppe-serait-il-de-plus-en-plus-cool_749503.html
tract du NPA : https://nouveaupartianticapitaliste.org/communique/communique-du-npa-nantes-contre-les-expulsions-laeroport-et-le-capitalisme-nous
Le canard enchaîné (une du 8 juin 2016) : https://www.marianne.net/economie/bettencourt-arnault-guerlain-le-canard-enchaine-publie-la-liste-des-milliardaires-qui