[Rencontre] Catherine Ménabé, spécialiste de la criminalité féminine

 
Publié le 23/02/2023 - Mis à jour le 19/04/2023
Catherine Ménabé

Catherine Ménabé est maître de conférences HDR en droit privé et sciences criminelles à la Faculté de Droit, Sciences économiques et Gestion de Nancy. Spécialiste de droit pénal, elle y dirige la mention Droit pénal, le Master 1 Droit pénal et sciences criminelles et le DU de criminologie & de victimologie. Membre de l’Institut François Gény depuis son doctorat, elle y a réalisé sa thèse Réflexions critiques sur la criminalité féminine, dirigée par le professeur Jean-François Seuvic, soutenue en 2013 et publiée en 2014 aux éditions L’Harmattan. En 2022, elle co-dirige avec Julie Leonhard l’ouvrage collectif Réinsérer les femmes et les mineurs face au soupçon de danger terroriste (L’Harmattan, Collection Bibliothèques de droit, 2022), qui fait suite à une autre publication collective parue dans la même collection en 2021 : Femmes, mineurs et terrorisme.

À l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, Factuel a voulu en savoir plus sur les travaux de cette femme qui consacre une partie de sa recherche aux femmes.     

Factuel : Pourquoi avoir choisi de travailler sur la criminalité féminine en doctorat ?

L’idée a germé à l’occasion de la réalisation de mon mémoire de Master 2 consacré aux peines planchers. Il se trouve que j’ai un faible pour les statistiques et que ce travail de recherche m’a conduit à m’intéresser aux statistiques pénales. J’ai alors été interpellée par le fait que les femmes ne représentaient que 3% de la population carcérale. Cette découverte a entraîné une multitude de questions. Pourquoi cette proportion est-elle aussi faible ? Est-ce que ce chiffre est représentatif de l’ensemble du phénomène criminel ? Et si c’est le cas, pourquoi les femmes commettent-elles moins d’infractions ? Est-ce qu’il existe des infractions spécifiquement féminines ? Heureusement, mon enthousiasme a été suivi et encouragé par mon directeur de mémoire qui est devenu mon directeur de thèse, le professeur Jean-François Seuvic.  

Factuel : Quels sont les principaux résultats de vos recherches sur la criminalité féminine ?

Le premier constat, et de loin celui qu’il faut retenir, c’est que toutes les infractions peuvent être commises par une femme. La criminalité est tout aussi bien féminine que masculine.

Dans l’imaginaire collectif, on pense trop souvent que les femmes ne peuvent pas commettre certains types d’infractions. Il faut absolument se sortir ce présupposé de la tête. S’il est vrai qu’il y a des infractions qu’elles commettent peu, elles sont parfois impliquées dans des proportions bien plus importantes que ce qu’on imagine. Je pense notamment à la femme auteur de violences conjugales ou à la femme auteur de violences sexuelles sur mineur. Il existe des domaines où la participation des femmes est largement sous-estimée par rapport à la part des faits dénoncés.

Mon deuxième constat est que les femmes commettent réellement moins d’infractions. Ce constat est universel et intemporel.

Les explications envisagées sont extrêmement variées. On a longtemps pensé que c’était une question d’opportunité. La femme, cantonnée au foyer, avait moins d’opportunités de commettre des infractions. C’est le cas, par exemple, de la délinquance d’affaires. La femme ne travaillait pas, et elle avait encore moins l’occasion d’occuper des postes à responsabilité lui ouvrant la voie à la délinquance d’affaires. Les infractions imputables à la femme se concentraient donc au sein du foyer, et on comptabilisait majoritairement des infanticides ou des crimes passionnels.

On avait ce stéréotype, ancré dans la société, qui faisait qu’on ne concevait la criminalité féminine que sous certaines formes. Je parle là d’une époque où il y avait une inégalité de droit et de fait entre hommes et femmes. Cette inégalité pouvait laisser supposer qu’il y avait également inégalité dans le passage à l’acte. D’ailleurs, on s’imaginait que quand la place des femmes dans la société évoluerait, la place des femmes dans la criminalité évoluerait parallèlement. En réalité, l’évolution des droits des femmes et de leur place dans la société n’a pas été accompagnée par une évolution de la part des femmes dans la criminalité d’un point de vue global. On reste sur des proportions qui sont très similaires.

Factuel : Qu’est-ce qui peut expliquer cette stabilité de la proportion de criminalité féminine dans la société actuelle ?

La nouvelle théorie qui a été proposée et qui domine aujourd’hui est celle d’une socialisation différenciée à travers le genre. Le genre est une construction sociale qu’on attribue à chaque sexe avec tout un ensemble de présupposés, de ce qu’on attend de l’homme, de ce qu’on attend de la femme. Même si la société actuelle se veut moins genrée, elle le reste néanmoins. Le genre se manifeste tout au long du développement des individus. Or, cette socialisation conduirait à ce que les femmes se détournent davantage de la délinquance que les hommes. C’est la manière dont on va leur inculquer les valeurs sociales et les attentes qu’on a vis-à-vis d’elles dans la société qui feraient que les femmes commettent moins de crimes.

Inversement, quand il y a moins de différences marquées de genre dans un contentieux, on se retrouve avec moins de différences statistiques dans la représentativité entre hommes et femmes. Reprenons notre exemple de la délinquance d’affaires. Si dans les années 50, il n’y avait pas ou peu de délinquance d’affaires féminine du fait du manque d’opportunités, l’accès des femmes à des postes de dirigeants de société a fait surgir une délinquance d’affaires féminine. Aujourd’hui, la part de féminin dans ce type de délinquance est même très marquée puisque les femmes représentent à peu près 30% de la délinquance d’affaires, alors que leur proportion dans la criminalité globale n’est que de 18%. Si l’on considère en plus qu’elles ne représentent que 30% des personnes susceptibles de commettre ces infractions compte tenu des postes qu’elles occupent, on peut même parler d’une forme de parité pour ce type d’infractions. Or, on est dans des milieux où bien souvent la femme va devoir contrecarrer sa socialisation féminine et adopter, voire dépasser, les comportements classifiés masculins pour se faire une place.

Ainsi, les rôles sociaux imprègnent totalement l’analyse du phénomène criminel, parce qu’ils ont une influence sur les passages à l’acte, mais aussi parce que les stéréotypes persistent. Quand on ne perçoit la femme que comme une personne vulnérable, qui ne peut pas frapper son mari, quand on dit que les femmes ne peuvent pas être proactives dans les violences sexuelles, quand on considère qu’elles agissent sous la coupe d’un homme dans le cas des couples criminels, on dénie totalement la capacité des femmes à être tout aussi monstrueuses que les hommes.

Factuel : Avez-vous également étudié le traitement judiciaire de la criminalité féminine ?

Mes recherches portent effectivement aussi sur le traitement judiciaire de la criminalité féminine. J’ai eu l’occasion de présenter mes travaux sur ce sujet en 2019 à la Cour de cassation lors du colloque "Les femmes et la justice", dirigé par Isabelle Rome, aujourd’hui ministre déléguée auprès de la Première ministre, chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes, de la Diversité et de l'Égalité des chances. C’est d’ailleurs un sujet que j’aimerais beaucoup approfondir en montant un projet dans le cadre d’un appel de l’Institut des études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ).  

Pour ce qui est de l’état de mes recherches actuelles, mes réflexions reposent sur une observation statistique très simple : au fur et à mesure de la chaîne pénale, les femmes disparaissent. En effet, elles représentent 18% des mis en cause, 10% des condamnés, et seulement 3% de la population carcérale. Cela signifie que les femmes bénéficient plus facilement de voies pénales parallèles en matière de poursuites, et davantage de mesures alternatives à la peine privative de liberté ou d’aménagements de peine.

Si on a pu évoquer un temps, la théorie du facteur chevaleresque ou du paternalisme pour qualifier le comportement des policiers et des magistrats à l’égard des femmes criminelles et apporter ainsi une explication à ce traitement judiciaire différencié, celle-ci m’apparaît en trop net décalage avec la société actuelle. La féminisation de ces différentes professions, et en particulier celle de la magistrature, n’a eu aucun impact sur le traitement judiciaire. Pour moi, les magistrats ont bien une forme de tolérance à l’égard des femmes, mais en raison de critères objectifs. La majorité des femmes judiciarisées présentent des caractéristiques communes : elles sont mères de famille souvent monoparentales, elles présentent plus que les hommes des antécédents victimologiques lourds, elles rechutent nettement moins… Autant d’éléments qui influent sur les décisions du juge et amènent à un traitement différentiel.

Toutefois, la prise en compte de ces éléments objectifs ne signifie pas qu’il n’existe pas de présupposés dans le traitement judiciaire de la criminalité féminine.

Il y a un exemple très concret que j’aime bien citer, celui de la femme terroriste (je n’en ai pas parlé dans ma thèse, mais j’ai écrit beaucoup dessus par la suite, et pour cause !). Jusqu’en 2016, en matière terroriste, les femmes qui revenaient de l’État islamique n’étaient pas placées en détention provisoire sauf cas exceptionnels, contrairement aux hommes, parce qu’on supposait justement que les femmes étaient moins dangereuses, que leurs rôles – essentiellement d’éducation et de recrutement – dans l’État islamique les rendaient moins dangereuses. Pour la France, le risque d’attentat par des femmes était estimé moins élevé. La tentative d’attentat aux bonbonnes de gaz à Notre-Dame le 4 septembre 2016 est venue changer la donne. Désormais, c’est détention provisoire pour tout le monde ! Ce qui était un non-sujet hier est devenu un sujet brûlant aujourd’hui.

Mais cette idée de perception de la femme moins dangereuse ne concerne pas que le terrorisme. On la retrouve dans de nombreux contentieux. Parfois, des enquêtes ont piétiné parce qu’on n’a pas pu imaginer que le cerveau était une femme. Mes travaux visent en quelque sorte à déconstruire l’image stéréotypée de la femme, et par ce biais à déconstruire la manière dont les politiques publiques abordent certains contentieux.