Pierre Leblond est professeur dans le Laboratoire Dynamique des Génomes et Adaptation Microbienne (DynAMic). De récents travaux menés avec ses collègues suggèrent que les cassures de l'ADN et leur réparation jouent un rôle majeur dans l’évolution des génomes bactériens en permettant l’intégration très efficace de gènes provenant d’autres organismes vivants dans le même habitat.
L’ADN ou acide désoxyribonucléique qui compose le patrimoine génétique de tous les organismes vivants est fragile, et les cassures double brin, c’est-à-dire la rupture du squelette de la double hélice d’ADN, sont les dommages les plus graves que puissent subir une cellule vivante. En effet, la continuité de la molécule étant rompue, ce sont les processus cellulaires vitaux qui sont interrompus ou fortement perturbés, comme le recopiage (réplication) du matériel génétique. Ces cassures double-brin peuvent intervenir de multiples façons, certaines induites par des facteurs extérieurs, d’autres provoquées par des mécanismes cellulaires.
Tous les jours, l’ADN de nos chromosomes subit des dommages ; agressions dues aux dérivés cellulaires de l’oxygène que nous respirons (les fameux ROS, reactive oxygen species, responsables du stress oxydatif), agressions dues aux diverses molécules présentes dans l’environnement naturellement ou résultant de l’activité humaine (pesticides, tabac…) ou rayonnements auxquelles nous pouvons être exposés (part de rayonnement ultraviolet de la lumière solaire, gaz radon dans les habitations…).
Par ailleurs, s’il est bien connu que les rayonnements ionisants comme les rayons gamma ou X (utilisés en radiologie médicale) cassent les chromosomes, la réplication du matériel génétique, nécessaire pour la multiplication cellulaire, est elle-même génératrice de cassures notamment lors d’arrêts inopinés de la machinerie de réplication.
Réparer ou ne pas réparer ?
Les cassures double brin ont deux types de conséquence : soit la mort de la cellule, soit la réparation du dommage. La mort cellulaire peut paradoxalement apparaître comme un moindre mal : aucun risque de transmettre une modification du patrimoine à la descendance (cellules filles, génération suivante).
Les mécanismes impliqués dans la réparation des cassures sont universels même si leur complexité dépend de l’organisme concerné. On distingue deux mécanismes de réparation : la réparation correcte et la réparation incorrecte.
Dans mes cours, j’utilise souvent la métaphore du garagiste pour éclairer cette dualité : une pièce d’origine remplace la défectueuse, et votre voiture est comme neuve, c’est la réparation correcte. Dans ce cas, l’information génétique est identique avant et après réparation.
Cependant, le bricolage est aussi une solution quand la nécessité l’impose : le garagiste remplace l’aile de votre deux-chevaux froissée par une aile de 4L flambant neuve… ça roule, c’est fonctionnel mais ce n’est plus la même voiture.
Pour l’ADN des chromosomes c’est pareil, la guérison de la cassure et la restauration de la structure globale du chromosome peut s’accommoder de changements dans la séquence voire de l’organisation du chromosome. Dans ce dernier cas, des réarrangements d’ampleur peuvent affecter les chromosomes tels que la translocation (déplacement d’un fragment d’ADN d’un chromosome vers un autre), la délétion (cassure puis perte d’un fragment de chromosome), ou encore la circularisation (perte de la linéarité du chromosome par fusion des extrémités). On qualifie ce mode de réparation d’infidèle car il modifie de façon héritable l’information génétique.
Une fracture du chromosome, ça fait mal docteur ?
Les conséquences des cassures double brin sont diverses selon que l’organisme soit unicellulaire (bactéries) ou pluricellulaire (ex. animaux). Logiquement, s’il y a fracture et réparation incorrecte, ce n’est pas favorable. C’est même extrêmement délétère dans le cas du développement des tumeurs cancéreuses ; en effet, la lignée cancéreuse se développe suite à une accumulation de mutation qui entraîne une déstabilisation des chromosomes. Les réarrangements chromosomiques sont des marqueurs de l’avancement du caractère tumoral, et donc de la gravité du stade de la maladie. Plus les réarrangements s’accumulent, moins le pronostic est favorable. Ces réarrangements ayant lieu dans les tissus somatiques (cellules non sexuelles), et non dans la lignée germinale (où sont fabriqués les gamètes, spermatozoïdes et ovules), le cancer n’est pas hérité. C’est le risque de développer un cancer qui est héritable, on parle de terrain génétique.
À côté de ces conséquences pathologiques, l’implication directe et programmée de la formation et de la réparation de cassures double brin dans le développement de l’immunité chez l’Homme est moins connue. Il s’agit de la recombinaison V(D)J. Les bactéries et virus qui pénètrent dans notre organisme exposent ou excrètent des molécules ou antigènes auxquels notre système immunitaire répond par la production d’anticorps (immunoglobulines). Ces anticorps s’associent spécifiquement à l’antigène qui a induit sa production, et entraîne sa neutralisation. Il est donc nécessaire de produire autant de types d’anticorps que d’antigènes à venir ; il faut donc être capable de s’adapter. La recombinaison V(D)J induit le réassortiments des morceaux de gènes codant les anticorps ainsi que des changements plus ponctuels assurant une très forte diversification. Cette flexibilité résulte du caractère infidèle de la réparation de cassures double brin. La déficience dans ce mécanisme de réparation (NHEJ, non-homologous end joining) entraîne de graves déficits immunitaires (SCID, pour severe combined immunodeficiency).
Dans la population humaine, les réarrangements des chromosomes sont fréquents même si les plus graves sont éliminés au stade de la formation de gamètes ou sont à l’origine de fausses-couches. Les défauts du nombre de chromosomes résultent d’accidents lors de gamétogénèse (méiose) et entraînent des tableaux symptomatiques comme la trisomie (ex. Down) ou des syndromes affectant la différenciation sexuelle (ex., syndrome de Klinefelter, Turner).
Ces défauts du jeu chromosomique (aneuploïdies) entraînent le plus souvent un phénotype (apparence décelable). En revanche, les réarrangements appelés translocations ou inversions sont dits équilibrés, c’est-à-dire sans perte importante d’information génétique. Ces réarrangements, induits par les cassures chromosomiques, sont la plupart du temps indétectables au niveau phénotypique mais sont rencontrés chez environ 0,4 % des individus sains et fertiles, ce qui est considérable.
À une échelle évolutive, les cassures doubles brins, et les réarrangements qu’elles induisent, accompagnent l’évolution des espèces. Même si les réarrangements chromosomiques n’étaient pas à l’origine de l’émergence des nouvelles espèces, ils pourraient être à l’origine de différences de contenus génétiques entre espèces apparentées.
Par exemple, dans le cas du chimpanzé, espèce de primates la plus proche de l’Homme, les insertions et délétions (ainsi que les inversions) représentent 1,5 % des différences entre l’Homme et le singe. Ces insertions/délétions correspondent à l’équivalent de 5 % de la taille du génome en plus ou en moins entre les deux espèces alors que les divergences au niveau de la séquence nucléotidique ne représentent qu’environ 1,23 % des différences. Ainsi, cette différence de contenu génétique est significative et pourrait bien être à l’origine des différences phénotypiques entre l’humain et le grand singe.
Si vous êtes unicellulaire (ex. une bactérie), les cassures peuvent être létales ou induire des réarrangements chromosomiques. Dans notre laboratoire, nous avons montré chez des bactéries du sol (Streptomyces) que la réparation infidèle des cassures remanie le génome mais également favorise également l’intégration d’information génétique au point de réparation.
Nous pensons que les cassures et leur réparation jouent un rôle majeur dans l’évolution des génomes bactériens : elles permettraient l’intégration très efficace de gènes provenant d’autres organismes vivants dans le même habitat, c’est le transfert horizontal.
Le capital de diversité ainsi crée au sein d’une population décuple la capacité à répondre aux stress environnementaux par exemple la compétition avec d’autres organismes ou encore l’adaptation aux changements climatiques (ex. température, humidité, sources nutritionnelles…).
La réparation infidèle et les réarrangements chromosomiques sont donc des maux nécessaires. S’ils induisent pathologies et tableaux symptomatiques chez l’Homme, ils sont intimement associés aux mécanismes évolutifs chez tous les organismes vivants. Générer la diversité génétique au sein d’une population, d’une espèce, est nécessaire pour entretenir sa capacité d’adaptation (evolvability) ; l’avantage n’est pas individuel, c’est même l’individu qui en paie le prix, mais se joue à l’échelle de l’espèce.
Pierre Leblond, professeur des universités, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.