Thibaud Sauvageon et Mariana Díaz sillonnent le monde à la rencontre des acteurs du monde des sciences. Elle est diplômée du master journalisme et médias numériques, lui est docteur en Sciences du bois & fibres et membre associé du Centre de recherche sur les médiations. Après une première partie de voyage en Amérique du Nord, ils nous livrent leur témoignage.
L’Amérique du Nord, terre de sciences
En nous lançant dans le projet Science vagabonde, Mariana et moi souhaitions dresser un état des lieux des sciences dans le monde. Comment les différentes cultures du monde influencent-elles la manière de voir et de faire les sciences ? Et à l’inverse, comment le développement scientifique modifie-t-il les différentes cultures locales ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous avons débuté notre voyage au mois d’avril. De notre point de départ sur la côte ouest mexicaine où nous étions allés à la rencontre de pêcheurs et de biologistes marins, nous avons traversé, sac sur le dos, une partie des États-Unis et du Canada.
De San Diego à Washington, en passant par San Francisco, Montréal ou encore New York, nous avons poussé les portes d’universités, de centres de recherche et de musées des sciences. Nous avons également rencontré des chercheurs, des étudiants et des médiateurs scientifiques. Nous avons eu l’occasion de tourner quatre reportages à San Diego, Berkeley, Montréal et Sherbrooke, sur des thématiques aussi variées que la glycobiologie, la génétique ou la bioraffinerie. Mais au-delà de ces tournages, l’échange avec de nombreux acteurs du monde scientifique sur leur lieu de travail a été une véritable expérience en soi.
La notoriété des États-Unis en termes de sciences n’est plus à faire. Ce pays aux 371 prix Nobel est à la pointe dans de très nombreux domaines de recherche. Bien que pouvant être sujet à de nombreuses critiques, le système universitaire étatsunien, très élitiste, se révèle efficace dans la production de résultats scientifiques.
Mais qu’en est-il de la transmission des sciences vers le grand public ? La médiation scientifique est-elle à la hauteur des travaux menés dans les laboratoires étatsuniens ?
Des chercheurs investis dans la médiation scientifique
Nous avons tout d’abord été surpris par l’assez bonne qualité de vulgarisation dont a fait preuve la totalité des scientifiques rencontrés. Qu’il s’agisse de professeurs, de doctorants ou même de stagiaires, nous avons remarqué une certaine aisance à situer leurs recherches dans leur contexte.
Cette faculté à adapter son discours au public visé pourrait bien s’expliquer par un système éducatif très axé sur l’expression orale. À l’université, les étudiants enseignent dès la licence. Cette place accordée à l’enseignement dans la formation universitaire se perçoit très clairement dans leur prise de parole en public. L’Histoire des sciences n’est pas non plus négligée dans les différents cursus universitaires. On enseigne aux futurs scientifiques, de manière systématique, l’histoire de leur discipline. Selon nous, ce point est fondamental pour former non seulement de bons chercheurs, mais aussi de bons communicants.
N’oublions pas non plus que les États-Unis se sont fait une spécialité du spectacle ! Dans cette culture du « show » et de la mise en scène, on ne s’étonne pas de voir des scientifiques adopter un véritable jeu d’acteur le temps d’une animation auprès du grand public.
Une activité utile voire nécessaire
Mais plus que par la manière de communiquer les sciences, nous avons avant tout été étonnés par l’importance accordée à cette communication. Les chercheurs que nous avons sollicités se sont montrés très disponibles, n’hésitant pas à nous accorder plusieurs heures de leur temps pour nous faire visiter leurs installations et échanger autour de leurs travaux. Les rencontres avec les universitaires vont souvent bien plus loin qu’une simple interview. Ils prennent le temps de vérifier que l’on a bien compris leur sujet et n’hésitent pas à nous expliquer dans le détail les concepts de base de leur discipline.
Pascal Gagneux est chercheur en glycobiologie à l’Université de Californie à San Diego. Il nous confie que pratiquer la médiation peut avoir une utilité bien concrète :
« La vulgarisation peut toujours apporter des gens qui vont te donner de l’argent. Il y a pas mal de recherches aux États-Unis qui profitent de la philanthropie de privés qui rencontrent un chercheur ou une chercheuse et qui disent “J’aime bien ce que tu fais. Fais plus !” »
Il n’est effectivement pas rare de voir, dans les universités étatsuniennes, des amphithéâtres ou bâtiments portant le nom de donateurs. Dans ce contexte où le mécénat est considéré comme une source de financement à part entière, il est important de ne pas négliger les actions de médiation scientifique pour séduire de potentiels financeurs.
Mais outre cette utilité liée aux financements, on ressent presque une forme de militantisme à vulgariser les sciences. Car si les chercheurs peuvent être perçus par certains comme une élite, la proportion d’Étatsuniens mettant en doute certains principes scientifiques de base est déroutante. 4 Étatsuniens sur 10 seraient créationnistes, alors que de nombreuses personnes remettent en doute l’idée même du changement climatique… Une grande partie des scientifiques que nous avons rencontrés se sentent investis d’une mission : celle de remettre un peu d’ordre dans cette société où scepticisme et déni scientifique sont trop souvent confondus.
Comme l’explique Alexandre Mauron, professeur d’éthique à l’Université de Genève, il est nécessaire de savoir remettre en doute certains consensus scientifiques, du moment que cette remise en cause s’appuie sur la méthode scientifique et sur des arguments rationnels. Lorsque le rejet de certaines théories se base sur des opinions relevant de croyances irrationnelles, on peut alors parler de déni scientifique.
La lutte contre le déni scientifique semble donc être le cheval de bataille de nombreux chercheurs pratiquant la médiation scientifique aux États-Unis.
La communication scientifique comme véritable enjeu politique
Selon Yves Gingras, sociologue des sciences à l’Université du Québec à Montréal, informer le grand public fait partie intégrante du rôle du scientifique dans une société démocratique :
« Aujourd’hui, nous vivons dans un monde essentiellement technoscientifique. Au XXIe siècle, une démocratie et un choix éclairé obligent la connaissance des éléments de base de la science. La fonction du scientifique est donc d’apprendre aux gens à réfléchir de façon rationnelle […] pour prendre des décisions éclairées sur les réacteurs nucléaires, sur les OGM, sur les pluies acides… »
Et si les chercheurs n’hésitent pas à utiliser personnellement la médiation comme outil de persuasion, les institutions et centres de recherche prennent également ce rôle très à cœur.
L’Innovative Genomics Institute, à Berkeley, a par exemple mis en place un programme de médiation intitulé Ask a scientist (en français, « Demande à un scientifique »). Sur simple inscription sur son site, l’institut propose une rencontre en visioconférence entre des élèves du monde entier et leurs chercheurs. En touchant directement le grand public, l’institut souhaite rompre avec des idées reçues sur l’édition génomique.
Selon Yves Gingras, il faut néanmoins rester vigilants face à la communication scientifique officielle de certains centres de recherche. Ces derniers utiliseraient parfois communication et médiation dans un intérêt purement stratégique :
« Les scientifiques vous promettent mers et mondes. Au début des années 70, j’étais allé à un congrès où le directeur d’un laboratoire nous disait “Le réacteur de fusion nucléaire, ça va être prêt dans les années 90.” On est en 2018, on n’a pas de réacteur à fusion nucléaire. Mais qu’est-ce qu’on nous annonce ? Des réacteurs à fusion nucléaire pour 2045 ! […] On prend les gens pour des naïfs. Il y a un lien entre la propagande scientifique, l’économie de la promesse et le déclin de la confiance envers les scientifiques. »
Dans le but d’obtenir une large visibilité médiatique et d’augmenter les chances de financements, certains laboratoires seraient ainsi prêts à promettre des résultats qu’ils n’ont pourtant pas les moyens actuels d’obtenir. Cette communication émanant des institutions pourrait en fin de compte desservir leur cause lorsque des intérêts sous-jacents sont perceptibles par le grand public.
Vers de nouveaux horizons
Après notre voyage à la rencontre du monde scientifique aux États-Unis, nous avons finalement pu constater que la médiation est généralement considérée comme une activité utile par les chercheurs. Elle n’est, à ce titre, pas négligée.
Cependant, malgré ces efforts sincères de transmission de la connaissance, les médiateurs sont souvent rattrapés par une réalité difficile. Le déni de science est un phénomène bien présent auquel il est parfois dur de se confronter. Cette incompréhension du monde scientifique par le grand public est d’une complexité telle que la médiation des sciences ne suffira pas à inverser la tendance à elle seule. Il s’agit incontestablement d’un problème à dimension politique. Réconcilier l’ensemble de la société étatsunienne avec les sciences, voilà un véritable défi pour les années à venir.
Pour conclure, ajoutons qu’à l’issue de deux mois de voyage, nous n’avons bien sûr pu capter qu’une infime partie de ce que peut représenter le monde scientifique nord-américain. Pour nous permettre un parallèle avec la méthode scientifique, la comparaison est toujours plus aisée que la mesure absolue. Nous reprenons donc la route avec de nouveaux points de référence et avec une curiosité d’autant plus grande : celle de découvrir d’autres univers culturels et scientifiques. Après un deuxième passage par le Mexique, nous nous envolerons bientôt pour Cuba. Nous essayerons de comprendre comment ce pays a pu se maintenir à la pointe de la recherche en sciences médicales malgré un embargo économique d’un peu plus d’un demi-siècle…
En attendant, n’hésitez pas à réagir, retrouver nos reportages et suivre notre avancée sur notre site Internet : sciencevagabonde.com.
Thibaud Sauvageon, Reporter indépendant, cofondateur de Science vagabonde, correspondant du laboratoire CREM, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.