Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.
« L’étude des représentations mentales de leur territoire des cadres et ouvriers d’une usine frontalière fournit de précieux renseignements sur les difficultés de l’espace européen à ouvrir des perspectives à la hauteur de sa géographie humaine. »
Depuis les attentats de Paris et Bruxelles, les files d’attente s’allongent sur l’A22, l’axe autoroutier qui relie Lille à la Belgique. Les vieilles guérites ont repris du service. Plus de 200 douaniers tentent de couvrir les quelque 620 kilomètres de frontières entre la Belgique et la France. Une tâche d’une certaine amplitude quand 300 points d’entrées permettent le passage d’un pays à l’autre. Dans certains villages, il suffit de traverser la rue pour se retrouver « de l’autre côté ». Alors, les patrouilles sont de retour. Les temps changent et les lisières aussi. Grégory Hamez est un enfant de ces frontières.
Né entre Lille et Dunkerque, d’une famille implantée du côté francophone et néerlandophone, il a toujours vécu les frontières comme des lignes de transformations spatiales, propices à l’imaginaire et à l’observation. Lignes de démarcations ou pointillés, barrières ou discontinuités, les activités humaines qu’elles limitent ou appellent relèvent parfois du paradoxal. Dans sa propre famille, les grands-parents néerlandophones parlaient encore français, puis les cousins, plus du tout, malgré la faible distance géographique. Du coup, ils échangeaient en anglais, empruntant pour se rejoindre, la langue d’une frontière encore plus lointaine.
Quand en 1993, la Belgique concède une spectaculaire autonomie décisionnelle à ses régions et communes, faisant que le Roi des Belges, le chef de l’État belge, n’interviendra plus dans les processus de décision politique des entités fédérées, Grégory Hamez a 21 ans. Il voit alors des gens avec qui il se sent bien, se positionner clairement dans une autre voie. Un moment désarçonnant, questionnant, surprenant. Une prépa et des études à Paris 1 – Panthéon Sorbonne le ramènent par le choix d’un sujet de thèse à la magnétique de ces démarcations : « Du transfrontalier au transnational : approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge ».
Dans cette étude sur l’évolution des frontières intérieures dans le contexte d’une intégration européenne toujours en croissance, le jeune chercheur se sert avec originalité des mariages mixtes entre Franco-belges, mettant en perspectives les données locales et nationales, comme outil de mesure des relations frontalières spontanées.
_Contre toute attente, ces unions stagnent à proximité de la frontière alors qu’elles augmentent sur le territoire national, preuve d’un effet de diffusion et de changement d’échelle transnationale, voire européenne. _
Au plan local, il explique cette stagnation par une diminution des relations entre Flamands de France et de Belgique, conséquence d’une divergence linguistique grandissante. Mais si l’on résume, plus la frontière est ouverte moins elle génère de relations dans sa périphérie immédiate. Voici l’un des paradoxes des frontières qui exercent d’autant plus d’attraction qu’elles ouvrent ou ferment à des différences.
Grégory Hamez raconte que les contacts au sein de sa famille installée de part et d’autre de la frontière étaient plus fréquents entre 1850 et 1950, alors qu’elle était « plus fermée », mais proposait un plus grand différentiel. De nombreux Belges venaient alors travailler ou résider en France, attirés par un système législatif et fiscal plus avantageux. Des usines ! Des usines, s’écrierait-on aujourd’hui, étaient alors implantées en France pour éviter des droits de douane français trop élevés. Des Belges venaient alors travailler dans les usines françaises en réplique parfaite de la situation actuelle entre la France et le Luxembourg.
Différentiel fiscal et salaire en moyenne 1,8 fois supérieur entraînent une attractivité du Luxembourg sans pour autant favoriser une identité conjointe, et même bien au contraire. Les travailleurs transfrontaliers le savent bien et le ruminent chaque matin dans les embouteillages de l’A31. Pour Grégory Hamez, tous ces éléments questionnent le projet européen dans une intégration qui se fait en dépit de l’hétérogénéité des territoires. Et devrait, selon lui, générer beaucoup plus d’opportunités de traverser les frontières pour aller chercher du travail ou commercer.
Le chercheur rêverait d’un service citoyen européen poussant chaque jeune entre 15 et 25 ans à passer un an dans un autre pays, pour les études, un travail associatif ou de droit privé, qu’importe, mais puisque les frontières sont ouvertes, que les gens bougent et se créent enfin cette identité commune. Pour l’instant, le projet reste en panne.
Pour étudier les mécaniques des frontières au plus près, dans un contexte précis reliant des hommes à une géographie dans une perspective de travail entre deux pays proches, Grégory Hamez a cofondé le Groupe de recherches transfrontalières interdisciplinaires (GRETI).
Un regroupement des Universités de Lorraine, du Luxembourg et de la Sarre, membres de la « Grande Région », soutenu par la MSH, additionnant les compétences en géographie, linguistique, sciences de gestion et sociologie. Restait à trouver un terrain d’étude, un grand carrefour, pour comprendre, les mécaniques du travail transfrontalier, les échanges linguistiques, les trajectoires, les profils et les cartes mentales qui font qu’un individu tourne le dos ou est attiré par l’autre côté de la frontière, dans une représentation tout individuelle de son territoire.
Pour se dégoter le lieu, le groupe a la main heureuse. La cofondatrice du groupe, Claudia Polzin-Haumann, Professeur en apprentissage des langues à l’université de La Sarre, croise le PDG de l’usine smart à Hambach, qui en 2014, s’apprêtait à sortir la smart fortwo en collaboration avec Renault. Seul problème et pas des moindres, les Français de chez Renault ne parlent pas allemand et les interlocuteurs s’efforcent d’échanger en anglais. Le GRETI propose son aide pour mieux comprendre le passage des frontières linguistiques et le groupe smart lui demande en échange de bons procédés de lui livrer au terme des recherches un document de recommandation. Accord conclu. Les chercheurs sont en place.
Leur terrain de « jeux » est plus qu’alléchant. Le groupe Daimler propriétaire de l’usine-ville est allemand ainsi que son PDG. 85 % des personnels sont français avec un encadrement mixte. Le site d’Hambach se situe à proximité de la frontière allemande. Et l’usine inaugurée en 1997 par Helmuth Kohl et Jacques Chirac incarne une certaine réussite de la coopération franco-allemande. 1 600 personnes travaillent sur ce site de 68 hectares. Les chercheurs obtiennent alors un accès à des salariés, ouvriers et cadres, travaillant dans les trois groupes : production, support (commerce), nouvelles voitures. « Des conditions superbes ».
La composition du salariat étant franco-allemande, les chercheurs du GRETI décident d’employer une méthodologie mixte pour mener leurs entretiens. Afin que les salariés puissent s’exprimer librement dans la langue de leur choix. Ils commencent les entretiens dans un schéma semi-directif en posant des questions sur la vie dans l’entreprise et la communication. Mais le groupe smart demande un élargissement de la recherche pour interroger les salariés sur le sujet des langues.
« On s’est mis à brosser très large et chacun apportait quelque chose sur la méthodologie. Les linguistes avaient leur propre questionnaire, sur les biographies linguistiques, les langues que les personnes parlaient au travail et chez eux, la langue dans laquelle ils regardaient la télé, la langue employée pour les réseaux sociaux et quels réseaux ? Idem pour les écrans d’ordinateur, les claviers azerty… Ces entretiens ont permis de dégager une sociologie humaine et linguistique », explique Grégory Hamez.
De son côté, il glisse une étude sur la carte mentale. Dans ce procédé, il tend une feuille blanche à son interlocuteur en lui demandant de représenter les lieux qui comptent pour lui. Afin de visualiser s’il existe une forme d’ancrage territorial, un espace d’appartenance particulier. Dessins, mots, symboles, la représentation en elle-même n’avait aucune importance. Le géographe partait de l’hypothèse non dégrossie qu’il s’agissait d’un milieu mixte, de l’hybridité, de l’entre-deux. Déjà parce qu’il faut être bilingue pour entrer dans l’entreprise qui se situe à 5 km de la frontière allemande, dans une zone où on parle le « platt », un patois tonique. Cette idée reposait sur l’observation de ces salariés confrontés en permanence aux changements de langue, dans leurs trajets quotidiens, entre collègues, au téléphone.
Beauté de la science, l’hypothèse se révèle infondée et en laisse apparaître une autre. Même si les pratiques révélaient une certaine mixité, les cartes mentales présentaient de fortes déterminations nationales. En fait, la véritable distinction entre ces salariés des frontières résidait entre « nomades » et « sédentaires ». Grégory Hamez s’enthousiasme :
« D’une part, il y avait des personnes avec une représentation du champ du monde de type : oui, aujourd’hui je travaille chez Smart, mais peut-être que l’an prochain je chercherai au Mexique ou en Chine. Des salariés en ouverture aux opportunités, mais pas enracinés. Et ce qui était surprenant, c’est que cette distinction n’avait rien à voir entre le fait d’être cadre ou ouvrier. »
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Grégory Hamez, Professeur de géographie et d'aménagement, Université de Lorraine et Sylvie Camet, Professeure de littérature comparée, directrice de la MSH Lorraine, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.