Peut-on parler d’« art numérique » ?

 
Publié le 19/01/2017 - Mis à jour le 24/01/2017
Map ou la matérialisation du virtuel Aram Bartholl, CC BY-NC

Bruno Trentini est maître de conférences en théorie des arts plastiques, au Centre de recherche Ecritures. Pour The Conversation France, il dresse un panorama des multiples formes de l'art numérique et s'interroge sur la pertinence de cette catégorie.

Lorsqu’une nouveauté technique émerge, le champ des arts s’en saisit comme moyen de création. À la suite de la photographie, le numérique exemplifie à son tour cette tendance. Toutefois, si l’on parle couramment d’« art numérique », il ne faut pas y voir la tentative d’en faire un mouvement, ni même de délimiter par cette appellation un médium comparable à la peinture, la performance ou la photographie. Et pour cause : il existe à la fois de la peinture numérique, des performances utilisant des outils numériques et bien sûr de la photo numérique.

Aussi, l’art numérique recoupe abondamment d’autres étiquettes courantes en art contemporain par exemple l’art interactif et l’art participatif. Si l’on considère qu’une œuvre relève de l’art numérique à partir du moment où sa réalisation ou sa présentation au public engage nécessairement du numérique, on tente alors de qualifier un art non pas par une technique, mais par un matériau. Voilà qui semble aussi peu pertinent que de décréter que la peinture sur bois, la sculpture sur bois et pourquoi pas les claquettes – qui se dansent sur bois ! – partagent une même essence.

Des objets hybrides

Si l’on considère que le numérique relève d’un ensemble de techniques, elles sont souvent mixtes en art contemporain, et parfois, la part du numérique semble secondaire : comment qualifier par exemple la structure réalisée par Elena Belmann, Objekt als Informationsträger (L’Objet comme support d’information) représentant des code QR en trois dimensions ? L’objet emprunte à la marqueterie et, s’il est vrai qu’une lampe électrique y est insérée, il a vraisemblablement été réalisé sans recours au numérique. Il n’empêche que le code QR ainsi représenté peut être scanné par un viseur optique ! La question de savoir si une telle œuvre est ou non numérique pointe l’hybridité de l’objet et son enjeu, et la réponse à cette question n’a en fait aucune importance.

Il semble sans intérêt d’opposer un « art numérique » à un art qui ne le serait pas, mais il serait encore plus absurde de nier que ce qu’on appelle la révolution numérique n’a pas ébranlé la – plus du tout autonome – sphère de l’art.

D’une part, le numérique a permis l’émergence de la réalité dite virtuelle et donc d’une nouvelle forme de réalité à imiter pour les artistes. D’autre part, le numérique a peut-être davantage transformé les expériences artistiques que l’art proprement dit : les comportements des personnes touchées par le numérique ont changé et avec eux leurs comportements artistiques en tant que spectateurs, même au-delà d’un supposé « art numérique ».

Des œuvres simili-numériques

Tous les utilisateurs du plus puissant des moteurs de recherche connaissent la balise rouge en forme de goutte inversée qui se trouve sur ses cartes virtuelles. Un peu comme les légendes en cartographie, cette balise n’existe pas sur le territoire réel et aucun internaute connecté ne s’attend à voir une énorme tête d’épingle en se promenant, mais ce serait compter sans l’artiste Aram Bartholl et son projet Map : l’artiste a installé des reproductions réelles de ces balises au centre de quelques villes. La vue de ces structures revisitant la mimesis peut autant donner l’impression de matérialiser le virtuel que de virtualiser la réalité matérielle. Et cette œuvre de 6 mètres de haut, faite de bois, de vis, de colle et de clous n’aurait de toute évidence pas existé sans révolution numérique, pas plus qu’Are you human ? du même artiste qui représente sous forme de sculpture les captcha que l’on trouve sur certains sites Internet pour s’assurer qu’un humain, et non une machine, est aux commandes.

Les « captcha ». d’Aram Bartholl. Instagram

Le numérique rappelle ainsi le mythe du Sphinx, interrogeant les humains sur l’humanité, sauf qu’ici la machine remplace la chimère. Et si la chimère demandait à l’humain de résoudre une énigme – ce qui relève d’une activité spécifiquement humaine – la machine demande dans ce cas de figure à l’homme de prouver son humanité en décryptant une suite insensée de caractères. En révélant notre propension à essayer de « lire » ses « captcha », au lieu de les voir pour ce qu’ils sont – des formes presque illisibles –, l’artiste montre que nous sommes devenus des machines à décrypter.

Peut-être l’a-t-on toujours été, mais, avant le numérique, on ne savait pas que cette intelligence pouvait être « artificielle ». Aujourd’hui, on peut jouer au cyborg et au robot, on peut faire semblant d’être artificiel. C’est notamment ce que propose le chorégraphe Xavier Le Roy dans sa pièce Self Unfinished lorsque, parmi d’autres identités, il danse en imitant la démarche faussement naturelle d’un robot.

Ainsi, quand l’art se saisit du numérique comme d’un thème à exploiter, il joue sur la frontière entre numérique et non numérique, une frontière qui renouvelle l’opposition traditionnelle entre la chose et son image, une frontière qui devient de plus en plus poreuse par l’habituation que l’on a au numérique.

Des expériences artistiques influencées par les comportements numériques

Le regard que l’on porte sur le monde n’est pas vierge. Tout comme la popularisation de l’appareil photo a changé la manière de voir le monde, les produits issus du numérique construisent progressivement de nouvelles habitudes.

Par exemple, l’univers numérique du jeu vidéo influence grandement celui de l’audiovisuel : qui a joué à des jeux de stratégie porte un regard particulier sur la série Game of Thrones (quand bien même les jeux de plateau, non numériques, avaient sans doute initié la filiation). De la même façon, qui a joué à des jeux de rôles aura une expérience spécifique des escape room ou, en français, « jeux d’évasion grandeur nature », où certains objets font partie du décor, quand d’autres renferment peut-être des indices importants.

Comme dans le monde des jeux vidéo et des jeux de rôle, la série Game of Thrones inspire les fans (ici, les symboles des familles de la série). twipzdeeauxilia/Flickr

Ces jeux ne sont certes pas encore considérés comme des œuvres d’art, mais ils sont sans doute de sérieux candidats et les stratégies cognitives qui se sont développées au contact des jeux numériques peuvent s’appliquer en dehors de ces jeux – dans la sphère de l’art par exemple – pour favoriser des expériences immersives.

Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que le numérique ait profité à l’essor des arts immersifs même dans ses formes non numériques. Ainsi la dernière exposition de Tino Sehgal au Palais de Tokyo en 2016 propose un parcours et une ambiance dignes des réalités virtuelles. Les interactions avec les personnes faisant partie de l’exposition rappellent aussi celles que l’on peut avoir avec les personnages non-joueurs d’un jeu vidéo de rôle.

Plus généralement, si certains comportements s’installent à la faveur des développements techniques liés au numérique, il serait dommage de chercher à les y condamner. Travailler sur l’impact du numérique en art ne saurait se réduire à un travail sur l’art numérique.

The Conversation

Bruno TRENTINI, Maître de conférences en théorie des arts plastiques, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.