Safa Morabbi est doctorante en littérature française au Centre Ecritures Ses recherches portent sur la littérature française du XXIe siècle, les romans français de langue française, la narratologie et l'esthétique du fragment. Pour The Conversation France, elle partage son regard au sujet du roman Riz noir d’Anna Moï, romancière française d’origine vietnamienne.
Le pouvoir des traumatismes guerriers et des catastrophes du vingtième siècle ne se limite pas à une époque ni à un territoire particulier : il dépasse les frontières du temps et de l’espace. Le traumatisme provoqué par la guerre a des conséquences sur la vie collective aussi bien que sur les existences individuelles. Il peut prendre la forme de blessures inguérissables, de mémoires défaillantes, qui n’arrivent pas à se débarrasser de souvenirs douloureux, voire d’obsessions.
Afin de rapprocher davantage à la réalité abominable de la guerre et de sensibiliser ainsi le public aux stigmates de cette catastrophe humaine, certaines fictions publiées au XXIe siècle recourent à une esthétique particulière, celle du fragment, dont l’une des représentations se lit à travers une organisation morcelée et discontinue de l’espace.
Ce travail propose une analyse des enjeux narratifs liés à l’organisation de l’espace dans le roman Riz noir d’Anna Moï, romancière française d’origine vietnamienne.
Intermittence de la mémoire, morcellement du récit
Se référant à la guerre du Vietnam, Riz noir est une fiction historique publiée en 2004 chez Gallimard. Son auteur, Anna Moï, y accorde une place importante au surgissement fragmentaire des souvenirs généralement douloureux chez les personnages. Les souvenirs brisent constamment le présent par des ruptures dans l’enchaînement spatio-temporel du récit.
Si l’espace romanesque se veut réaliste – conformément aux exigences romanesques classiques – il constitue toujours une réalité imaginaire construite par le romancier et par ses divers choix en rapport avec l’organisation et le mode d’expression de l’espace.
La topographie du récit de Riz noir
Depuis l’antiquité, les choix narratifs pour présenter l’espace romanesque et les déplacements des personnages peuvent varier et être regroupés, selon Roland Bourneuf, en différentes catégories. Le récit de Riz noir représente bien des trajets multiples formant une organisation « en étoile ». Celle-ci est définie par des trajets linéaires entre un foyer central et de multiples espaces secondaires.
Ce genre d’espace apparaît davantage dans les grands œuvres du roman français où les personnages pullulent et où l’intrigue se subdivise, s’amplifie et se complique. Tel est le cas, en général, dans des récits longs comme des récits de voyage à l’exemple d’Histoire de Gil Blas de Santillane.
Dans le roman Riz noir, Anna Moï met en scène un espace central dans le présent d’où la narratrice se projette, dans son imagination, dans d’autres fragments d’espaces appartenant au passé pour raconter des souvenirs.
Emprisonnée en pleine guerre de Vietnam dans les macabres cages à tigres du bagne de Poulo Condor, Tan prend la plume et dévoile avec pudeur et dans un style fragmentaire sa conscience martyrisée et morcelée. Ainsi, lors d’un voyage intérieur dans le temps révolu, à chaque fois qu’elle se trouvait momentanément libérée des tortures et des interrogatoires, elle « goût[ait] le calme de la cellule »(p.24) pour réfléchir à tout ce qui lui avait arrivé depuis sa chute aux enfers dès le début des soubresauts dans le pays : son arrestation, son enfermement et, enfin, les traumatismes et les tortures que lui avait infligé l’apocalypse de la guerre.
L’espace réel du bagne
L’épicentre de cette constellation spatiale est l’espace réel du bagne de Poulo Condor où la narratrice reste enfermée pendant vingt-deux mois. Une fois dans sa cellule, Tan y a trouvé un espace « enclavé dans les ténèbres » (p.22) dont les murs résonnent des cris, des bruits de chaînes et de portes claquées, des trémolos féminins, des vociférations des gardiens, des coups sourds des matraques sur les dos, etc. Le bagne est ainsi pour le personnage l’espace favorable pour le déploiement des souvenirs :
« Dans le silence revenu, quelques heures plus tard, des traces de ces sons subsistent, faisant vibrer les murs de leurs ondes discontinues et inachevées. Je sais déjà que la cellule sera, tout le temps que je resterai ici, un incubateur d’échos ».(p.22)
L’espace imaginé des souvenirs
En dehors de l’espace réel et clos du bagne, nous observons l’espace imaginé, ouvert par la mémoire devenue très active dans le bagne, lequel renvoie à deux espaces-temps relatifs, d’une part, aux souvenirs des jours heureux, et d’autre part, aux souvenirs des jours douloureux. Ces derniers sont liés aux périodes difficiles de la guerre du Vietnam, celles qui l’ont menée jusqu’aux cages à tigres. De même, certains de ces souvenirs renvoient aux parcours douloureux d’autres prisonniers.
Pour ce qui est des souvenirs heureux, on trouve des fragments de souvenirs de Van, mère de Tan, depuis la naissance de celle-ci. En outre ont été ressuscités d’autres souvenirs heureux, liés à l’enfance et à l’adolescence de Tan et de sa sœur, Tao ; ils évoquent aussi l’architecture, des paysages, des arts ancestraux et des us et coutumes en vigueur au Vietnam. L’évocation des souvenirs heureux vise en effet à créer chez la jeune prisonnière un certain refuge provisoire. Ceci dit, pourrait-on voir en ces espaces de refuge imaginés une forme de résistance contre l’atrocité du bagne ?
Ce bref résumé nous amène à déceler la topographie du récit de Riz noir, celle qui ressemble à une constellation d’espaces irréels ou imaginés. Ces derniers correspondent à autant de fragments de souvenirs qui ressurgissent en effet d’un espace central, c’est-à-dire, l’espace réel du bagne.
D’après ce qui précède, il semble que le roman Riz noir d’Anna Moï donne l’image d’un carnet de guerre s’organisant par intermittence de la mémoire traumatisée de la narratrice dans un espace morcelé qui apparaît tout d’abord comme scindé en deux : l’espace réel et clos du bagne, d’une part, et l’espace imaginé et irréel de l’intériorité, d’autre part, grâce auquel la narratrice parcourt les pentes du passé et raconte, de manière discontinue, de bons souvenirs liés à l’enfance et des souvenirs atroces liés à la violence de la guerre.
Safa Morabbi, Doctorante en litttérature française, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.