Le professeur Frédéric Géa, membre du jury du Prix du roman d’Entreprise et du travail 2024

 
Publié le 22/07/2024

Lundi 24 juin 2024 se déroulait au ministère du Travail, rue de Grenelle à Paris, la cérémonie de remise du Prix du Roman d’Entreprise et du Travail. À cette occasion, le jury a choisi de récompenser le roman À pied d’œuvre de Franck Courtès (Gallimard, 2023). Le professeur Frédéric Géa, spécialiste de droit du travail, enseignant à la Faculté de droit de Nancy et chercheur à l’Institut François Geny, était l’un des 18 membres du jury de cette 14e édition, aux côtés de représentants d’organisations syndicales mais aussi patronales, de juristes et de journalistes. Il revient sur cette expérience unique pour Factuel. 

Factuel : Pour commencer, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce prix ?

Le Prix du Roman d’Entreprise et du Travail a été créé en 2009. Il est organisé par le groupe Technologia, un cabinet de conseil et d’accompagnement spécialisé dans la prévention des risques et de l’amélioration des conditions de travail. Le maître d’œuvre de ce prix littéraire est le président de ce groupe, qui en fut également le fondateur, l’économiste Jean-Claude Delgène, un expert en organisation du travail qui intervint jadis dans l’affaire des suicides de France Telecom. Le prix en est donc aujourd’hui à sa 14e édition. Son ambition est, comme son nom l’indique, de récompenser, chaque année, un roman qui « parle » de l’entreprise ou du travail, en ce sens qu’il en fait, sinon l’objet, du moins la scène du récit.

Le moment de la création de ce prix coïncide avec une évolution dans le champ littéraire, car c’est à cette période que l’on a vu se développer des romans, mais aussi des pièces de théâtre (qui, malheureusement, ne peuvent concourir), s’emparant de ce sujet. Le genre romanesque avait certes donné lieu à des œuvres majeures portant sur le travail, et la fresque des Rougon-Macquart, d’Emile Zola, en constitue, à coup sûr, l’illustration la plus éclatante. Cela demeurait cependant l’exception. La littérature, en la matière, privilégia, s’incarna pendant un temps au travers d’écrits se situant à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, à l’instar de L’établi de Robert Linhart. Les choses ont évolué depuis une quinzaine d’années. Et certaines rentrées littéraires ont vu le travail occuper une place centrale dans les œuvres romanesques. Ce fut le cas, de manière tout à fait significative, en septembre 2015. Et c’est ce qui nous avait conduit à organiser, au sein de l’Institut François Geny, plusieurs événements autour de la perspective « Droit du travail et littérature ». Nous avions alors convié, entre autres, Nicolas Mathieu, qui venait de publier son premier roman (Aux animaux la guerre, Actes Sud, 2014), Isabelle Stibbe (Les maîtres du printemps, Serge Safran, 2015), Stéphanie Dupays (Brillante, Mercure de France 2016) ou encore Didier Castino (Après le silence, Liana Levi, 2015), aux côtés d’Antoine Lyon-Caen – une grande figure du droit du travail – et du metteur en scène Charles Tordjman – qui, quelques années auparavant, avait mis en scène Daewoo. L’initiative était aussi atypique qu’innovante, et les discussions s’étaient révélées ô combien fécondes. C’est bien ce qui m’a convaincu par la suite de consacrer des études prenant pour objet le droit du travail dans la littérature (« Droit du travail et littérature », Droit social, fév. 2016) ou la littérature du droit du travail (dans À droit ouvert. Mélanges en l’honneur d’Antoine Lyon-Caen, Dalloz, 2018), sans parler des recensions accueillies dans la Revue de Droit du Travail.

Factuel : Il s’agissait de votre première expérience en tant que membre du jury du Prix du Roman d’Entreprise et du Travail, dont vous êtes le seul représentant du monde universitaire. Pouvez-vous nous faire part de votre expérience et nous dire concrètement comment s’opère le travail de sélection par le jury ?

J’ai eu le grand plaisir d’être sollicité par Jean-Christophe Sciberras, le président-fondateur de NewBridges, coordinateur pour la France de l’initiative Global Deal, et qui présida de 2010 à 2014 l’ANDRH, ainsi que par Jean-Claude Delgène, qui connaissaient tous deux mes travaux autour de « Droit du travail et littérature », pour intégrer le jury de la dernière édition du prix. Ainsi ai-je pu rejoindre en son sein des représentants d’organisations syndicales ou patronales, des experts des ressources humaines, du travail et le cas échéant du droit du travail venus de différents horizons, et d’autres personnalités encore, partageant une même appétence pour les romans, en particulier ceux ayant trait à l’entreprise ou au travail. Un jury qui ouvre, je dois dire, sur une alchimie tout à fait particulière, dans un état d’esprit toujours convivial. Il est, à cet égard, très intéressant de voir comment, à partir de nos différentes positions ou postures, naissent – y compris là où on ne les attend pas – des convergences, autour d’une œuvre, de l’appréciation que nous en avons, du plaisir que nous a procuré sa lecture. La littérature, pour ainsi dire, fait lien. Elle permet à des acteurs qui, ailleurs, pourraient s’opposer, s’affronter, de se retrouver, de dialoguer, de croiser leurs regards et de cheminer ensemble, en quête de ces significations dont les œuvres concernées regorgent. Voilà qui montre à quel point la culture, à plus forte raison dans un monde troublé comme le nôtre, avec ses tensions et ses menaces, endosse un rôle essentiel pour faire « monde commun ».

Concrètement, comment nous y prenons-nous ? Quatorze romans concouraient cette année, à l’initiative des éditeurs ou des auteurs eux-mêmes la plupart du temps. Les membres du jury sont répartis par groupes chargés de lire et d’apprécier quatre de ces œuvres. C’est en rendant compte de nos travaux respectifs que l’on parvient, collégialement, à dégager quatre ouvrages en vue de la phase d’attribution du prix – des ouvrages que lisent cette fois tous les membres du jury. Le choix du lauréat résulte d’une séance de travail lors de laquelle chacun est amené à s’exprimer, à expliquer les mérites respectifs des différents romans, à la faveur d’une série de tours de table (et de parole). Nos critères sont d’ordre divers : aux appréciations subjectives se rapportant aux lectures de ces œuvres s’adjoignent des considérations liées au sujet, mais aussi à la construction du récit, au style de l’auteur, à l’originalité de l’œuvre, à son aptitude à entrer en syntonie avec des questionnements sensibles et actuels, s’agissant du travail ou de l’entreprise – à sa force heuristique, en somme. Si une appréciation peut, à ce stade, émerger, c’est un vote qui, in fine, scelle le choix du jury. Ce choix a quelque chose de frustrant, car, par nature, il conduit à écarter des romans que certains ont beaucoup appréciés, mais c’est le jeu.

Lors de cette 14e édition, les romans nous ont plongés dans des univers extrêmement variés, au travers de récits qui, tous, entraient en résonance avec les enjeux contemporains du travail, des relations de travail, du rapport au travail, via l’incidence des nouvelles technologies, des algorithmes et de l’intelligence artificielle sur le travail, la figure de ces travailleurs des micro-tâches ou des plateformes numériques, ou la question de la reconnaissance au (ou du) travail. Nombre de ces romans sont traversés par la question du sens du travail, de la manière dont il peut être malmené, des aspirations qu’il suscite, des expériences singulières sur lesquelles il ouvre, voire de la colère qu’il peut générer, jusqu’au tragique (comme dans le roman de Pascal Dessaint, 1886. L’affaire Jules Watrin, éd. Rivages).

Factuel : Et que pouvez-vous nous dire du livre qui a été récompensé : À pied d’œuvre de Franck Courtès ?

À pied d’œuvre de Franck Courtès est un roman aux allures autobiographiques qui, en réalité, nous projette au cœur de paradoxes sur le travail. C’est l’histoire d’un photographe qui, à un moment donné, décide d’abandonner cette activité, aussi lucrative fut-elle, pour se consacrer à l’écriture. Seulement, ce travail-là ne paye pas. Or il faut bien vivre, sinon survivre, en se tournant vers les petits boulots, en côtoyant le mépris et le manque de reconnaissance mais aussi ces travailleurs de l’ombre, trop souvent invisibles, en acceptant d’être mal rémunéré et de se limiter au strict minimum… A quelles fins ? Pouvoir exercer cette activité d’écriture. De fait, dans ce roman, deux conceptions du travail se côtoient, et le récit orchestre maints allers-retours entre elles. Entre le travail que l’on veut – par passion, à travers une quête de sens – et celui que l’on subit – par nécessité. Entre des contextes où l’humain se trouve réifié, voire humilié, et un univers où il se réalise, et même se magnifie. Le lecteur se trouve, de la sorte, entraîné dans ce qui s’apparente à une exploration de ces mondes, à la faveur d’une écriture incisive et sans concession. Car Franck Courtès sait remarquablement saisir – et pour cause – par des images aussi fortes que suggestives, le réel, en l’occurrence ces mondes qu’il traverse, ces expériences laborieuses, et quelquefois déroutantes (la scène du chevreuil, que je ne vais pas décrire ici, ne manquera pas de frapper le lecteur), qu’il éprouve. Il paraît photographier le réel afin de le mettre en récit. L’un des tours de force de ce roman est de tirer de ce qui, au fond, aurait pu demeurer profondément singulier quelque chose d’universel, en interrogeant la question du travail – de ce qui mérite d’être dénommé travail, mais aussi de ce qui mérite d’être reconnu comme travail. La question de savoir ce qu’est le travail. De ce point de vue, le propos entre en résonance avec d’autres romans, à l’instar de Que ma joie demeure, de Jean Giono, ainsi qu’avec les pensées d’Hannah Arendt ou de Simone Weil. En mettant en place un jeu de miroirs, discret, mais particulièrement percutant. En cela, ce roman se révèle, d’ailleurs, en parfaite syntonie avec l’ambition de ce prix littéraire, qui est d’inviter à penser le travail – et c’est là une absolue nécessité de notre temps.

Factuel : « Inviter à penser le travail », est-ce également ce que vous cherchez à faire en vous inscrivant dans le courant de recherche « Droit et littérature » ?

En tant que « travailliste », sans aucun doute. Les juristes du travail – qui, comme l’ensemble des juristes, ont une responsabilité dans ce qu’est le droit, qu’ils en soient conscients ou non – ne peuvent se dispenser de penser le travail. C’est particulièrement vrai, à mon sens, pour les juristes universitaires : comment, en effet, penser le droit du travail sans penser le travail ?

Voilà ce que permet, entre autres, la culture, notamment la littérature et le théâtre – au sens du spectacle vivant : faire un pas de côté, créer un décalage dans nos perceptions, pour nous permettre de mieux réfléchir. Démarche salutaire, et qui n’a jamais été aussi indispensable, à mon avis. Cette perspective est celle qu’incarne, depuis des décennies, le mouvement « Droit et littérature » dans le champ de la recherche et qui explique que nombre de Facultés de droit, de par le monde, lui ait dédié des enseignements. C’est le cas de la Faculté de droit de Nancy, puisque nous partageons, avec le professeur Jean-Baptiste Thierry, depuis plusieurs années, un tel cours, lequel est proposé – à titre optionnel – aux étudiants de master 1. Il m’est arrivé de faire place, dans le cadre de cet enseignement, cette ramification qu’offre le prisme « droit du travail et littérature », même si cela n’a pas été systématique, pour la raison simple que les étudiants concernés ne sont pas spécialisés en droit social.

Mon questionnement actuel se situe ailleurs. Je suis convaincu que nous devons aller plus loin – et, fondamentalement, je renoue là avec les questionnements que beaucoup, ailleurs, se sont déjà posés en se demandant quel roman un étudiant en droit se doit d’avoir lu au cours de ses études. S’adresser à des étudiants ayant déjà une appétence pour la littérature, en discutant avec eux – avec un prisme juridique, je le répète – d’œuvres de Kafka, Dostoïevski, Shakespeare ou Sénèque, par exemple, est aussi plaisant que passionnant, mais je crois que nous avons vocation, sinon à initier, du moins à initier, même par la bordure, à cette approche l’ensemble de nos étudiants de master, y compris, et surtout, ceux qui pensent en être, à tort ou à raison, les plus éloignés. Nous avons vocation à former des juristes de plein exercice qui soient en même temps des juristes éclairés. Partant, nous allons, avec quelques collègues (et un soutien sans faille du Doyen de la Faculté de droit, Fabrice Gartner), organiser plusieurs sorties en conviant nos étudiants – en droit social, mais pas seulement – à des spectacles que j’ai soigneusement choisis (et personnellement vus, pour la plupart à Avignon). L’une d’elles concernera le magnifique spectacle Lacrima, de Caroline Guiela Nguyen, lequel est traversé de bout en bout par la question du travail, voire de la santé au travail. Nous réfléchissons, avec ma collègue Marguerite Kocher, à la manière dont nous pourrions faire travailler – et réfléchir – nos étudiants à partir de ce récit, qui part de la commande par une princesse d’une robe de mariage auprès d’une maison de haute couture parisienne à réaliser dans un délai de huit mois, pour la confection de laquelle vont en outre être associés des dentellières d’Alençon et des brodeurs de Mumbaï, en Inde. Faire du spectacle vivant, lorsqu’il se montre exigeant et populaire, un chemin – sensible, sensitif – pour accéder à l’intelligence du droit : telle est notre idée. Mais cette expérience ne sera pas unique, et d’autres spectacles s’y prêteraient, à l’instar du spectacle Absalon ! Absalon !, de Séverine Chavrier, adapté du roman éponyme de William Faulkner), du Léviathan, créé par Lorraine de Sagazan, ou de l’une ou l’autre des mises en scène ou adaptations (je songe à celle de Milo Rau) de l’Antigone de Sophocle – nous sommes là au cœur du droit – proposées dans notre région. Bien sûr, nous allons devoir faire des choix, mais, l’expérience le montre, il y a véritablement là un chemin pour amener nos étudiants à penser le droit, à comprendre la part des récits du droit et le rôle, trop méconnu, que le droit endosse dans l’élaboration des récits qui façonnent notre société. J’insiste volontairement ici sur cette dimension car l’approche dite « narrative » du droit incarne l’une des orientations majeures du courant « Droit et littérature » et me semble, en outre, revêtir une importance cardinale – y compris au regard de ce qu’elle implique pour les chercheurs en droit. C’est dire que nos travaux de recherche et nos activités d’enseignement ne peuvent, dès lors que l’on s’engage dans une telle perspective, que converger et s’entremêler. Le propre de l’Université n’est-il pas cependant de sceller cette alliance ?

Factuel : Auriez-vous quelques conseils de lecture pour cet été ?

Honneur, tout d’abord, au roman de Franck Courtès, À pied d’œuvre, qui a obtenu le Prix du Roman d’Entreprise et du Travail. Parmi les parutions récentes, je recommanderai volontiers de lire – ou voir – la pièce Lacrima. Une histoire contemporaine des larmes, publiée au mois de juin par les éditions Actes Sud papier. Toujours sur cette question du travail, mériteraient, à mon sens, d’être redécouverts le tout premier roman de Didier Castino, Après le silence (Levi, 2015) qui abordait avec tant de subtilité et sur un mode polyphonique – avec la voix d’un père, ouvrier, mort au travail, et celle de son fils – la question du rapport au travail, ainsi que le roman, issu de la série des Rougon-Macquart, qu’Emile Zola consacra aux paysans et à ce qui s’annonçait comme la fin d’un monde au temps de l’émergence du machinisme et des grandes exploitations : La Terre (1887).  Mais l’on pourrait être aussi être porté, pour bien des raisons, à se (re)plonger dans Don Quichotte, de Cervantès (1605-1615).