Pour prédire le comportement mécanique et le vieillissement des aciers et alliages industriels, les ingénieurs et les chercheurs ont de plus en plus recours à des simulations informatiques basées sur des modèles théoriques. Certains matériaux ont cependant un comportement encore mal connu : c’est le cas des métaux dont la structure atomique est cubique centrée comme le fer et le tungstène que l’on utilise notamment dans les centrales nucléaires ou dans l’industrie automobile.
Une collaboration fructueuse entre des chercheurs de l’Institut Jean Lamour (CNRS-Université de Lorraine), du CEA et de l’Institut Lumière Matière (CNRS-Université Lyon I) a permis une avancée majeure dans la compréhension du comportement particulier de ces métaux. Leurs travaux, réalisés à partir de calculs de structure électronique ab initio (basés sur la physique quantique) font l’objet d’un article paru dans la revue Nature Communications le 25 mai 2016.
Une des particularités des métaux cubiques centrés est qu’ils ont une limite élastique anisotrope : la contrainte qu’il faut appliquer pour les déformer plastiquement (de manière permanente) dépend de la direction dans laquelle on applique la contrainte. Une telle propriété est en désaccord avec la loi de Schmid qui s’applique pourtant à la plupart des autres métaux et qui stipule que les métaux se déforment lorsque la contrainte appliquée dans le plan de glissement dépasse une valeur critique constante. Pour comprendre ce désaccord, il faut étudier les métaux à l’échelle atomique (quelques nanomètres). A cette échelle, les atomes sont organisés de manière régulière et périodique dans l’espace. Ces arrangements contiennent cependant des défauts et en particulier des défauts linéaires appelés dislocations, qui contrôlent la déformation plastique des matériaux. Sous l’effet d’une contrainte suffisamment élevée, les dislocations glissent dans des plans cristallographiques appelés les plans de glissement, ce qui a pour effet de déformer le matériau de manière permanente.
Dans les métaux cubiques centrés cependant, les calculs ab initio réalisés ont révélé que les dislocations suivent une trajectoire qui dévie du plan de glissement. En répétant ces calculs dans l’ensemble des métaux cubiques centrés (V, Nb, Ta, Mo, W et Fe), on observe de plus que l’écart entre la trajectoire de la dislocation et le plan de glissement dépend du métal considéré. En modifiant la loi de Schmid pour tenir compte de ces déviations, il est maintenant possible de prédire la contrainte à appliquer pour déclencher la déformation plastique dans tous les métaux étudiés.
Les résultats obtenus avec cette nouvelle loi reproduisent les mesures expérimentales d’écart à la loi de Schmid réalisées dans plusieurs métaux en fonction de l’orientation du cristal. On comprend maintenant que lorsque la trajectoire des dislocations est quasi-rectiligne, comme c’est le cas dans le fer, l’écart à la loi de Schmid est faible, et plus la trajectoire est déviée, plus l’écart à la loi de Schmid est important, comme le montrent les cas du Mo et Nb.
Ainsi, l’écart à la loi de Schmid caractéristique des métaux cubiques centrés s’explique simplement en prenant en compte non pas le plan de glissement moyen des dislocations, mais leur trajectoire exacte. Ce travail fournit une explication physique à un phénomène connu depuis un demi-siècle, ainsi qu’un modèle simple pour en rendre compte. Cette recherche ouvre de nombreuses perspectives car la loi proposée peut être utilisée pour paramétrer des modèles complexes qui permettent d’étudier des matériaux plus réalistes et plus proches de ceux utilisés dans l’industrie.
Référence: L. Dezerald, D. Rodney, E. Clouet, L. Ventelon et F. Willaime, Plastic anisotropy and dislocation trajectory in BCC metals, Nature Communications 7, 11695 (2016)
Lien vers l’article : http://www.nature.com/ncomms/2016/160525/ncomms11695/full/ncomms11695.html