Rencontre avec Yuan Lu, chercheur à l’Institut Jean Lamour (CNRS/Université de Lorraine) et coordinateur du projet européen SpinDataCom, récemment sélectionné par la Commission Européenne dans le cadre de l'EIC Pathfinder.
Ce projet ambitieux, qui réunit des partenaires académiques et industriels de quatre pays européens, vise à révolutionner les communications terrestres et spatiales en combinant spintronique et lasers à semi-conducteurs. Avec des applications potentielles allant de l’amélioration des services GPS à la réduction de la consommation énergétique des centres de données, SpinDataCom ouvre la voie à une nouvelle ère de technologies de communication. Yuan Lu nous dévoile les enjeux, les défis et les perspectives de cette aventure scientifique hors du commun.
Pouvez-vous nous expliquer simplement ce qu’est la spintronique et pourquoi elle est importante pour les communications terrestres et spatiales ?
La spintronique est un domaine de pointe qui étudie les propriétés magnétiques des électrons, appelées "spin". On peut imaginer les électrons comme de petits aimants, ayant une charge et un spin, pouvant être orientés vers le "haut" ou le "bas". La spintronique s’intéresse à la manière dont ce spin influence l’électricité lorsqu’elle se déplace à travers des matériaux.Actuellement, pour les communications optiques, nous utilisons beaucoup d’énergie en modulant l’intensité de la lumière pour transmettre des données. La spintronique permettrait de moduler la polarisation circulaire de la lumière, ce qui consomme beaucoup moins d’énergie et pourrait rendre les transmissions de données plus rapides et plus efficaces, notamment sur de longues distances, comme entre la Terre et Mars. Même si peu de photons parviennent à destination, leur polarisation pourrait encore porter des informations importantes.
Qu'est-ce que ce projet vise principalement à accomplir et comment pourrait-il changer notre façon de communiquer ?
Notre projet, SpinDataCom, vise à développer un nouveau type de laser capable de changer rapidement la polarisation de la lumière. Cela permettrait des transmissions de données plus rapides et plus efficaces, tant sur Terre que dans l'espace. Grâce à un effet appelé effet spin-Hall, nous contrôlons électriquement les propriétés magnétiques d'une couche spéciale placée au-dessus des lasers, ce qui modifie le spin des électrons injectés dans le laser. Ce changement de spin influence la polarisation de la lumière, permettant de transmettre des données à très haute vitesse.
Pourquoi ce projet est-il particulièrement innovant par rapport aux technologies actuelles ?
Les technologies actuelles reposent sur la modulation de l'intensité lumineuse pour transmettre des informations, ce qui présente des limites en termes de vitesse et de consommation d’énergie. Notre méthode, qui module plutôt la polarisation de la lumière, permet des vitesses beaucoup plus élevées – jusqu'à 1 terahertz (THz), soit 1 000 GHz. De plus, notre système utilise beaucoup moins d'énergie, car l'intensité lumineuse reste constante, quel que soit la vitesse à laquelle nous modulons la polarisation. Cela rend notre approche jusqu'à 10 fois plus économe en énergie que les lasers conventionnels.
Pouvez-vous donner des exemples concrets de la manière dont cette technologie pourrait bénéficier à la société, comme pour le GPS ou les centres de données ?
Cette technologie pourrait considérablement améliorer la précision des GPS, permettant de localiser des appareils même à l’intérieur des bâtiments. Elle pourrait aussi augmenter la vitesse de transmission des données entre les satellites et la Terre. Par exemple, les satellites communiquent actuellement à des vitesses de quelques gigahertz (GHz), mais avec notre technologie de laser à spin, nous pourrions multiplier cette vitesse par 100. Cela réduirait le besoin d’un grand nombre de satellites et aiderait à gérer les débris spatiaux. Dans les centres de données, cette communication plus rapide pourrait entraîner une réduction significative de la consommation d'énergie et des coûts de refroidissement, tout en répondant à la demande croissante de services Internet.
Quels sont les principaux défis scientifiques ou techniques que vous prévoyez dans ce projet ?
Il y a trois grands défis :
- Contrôler efficacement la polarisation de la lumière à l’aide du spin.
- Assurer que ce contrôle se fasse à des vitesses très rapides, ce qui nécessitera une ingénierie soignée des composants du laser.
- Étudier à quelle vitesse nous pouvons moduler la polarisation de la lumière pour comprendre les limites potentielles en termes de vitesse.
Comment ce projet pourrait-il contribuer à résoudre des problèmes environnementaux, comme la réduction de la consommation d’énergie dans les centres de données ?
Les centres de données consomment énormément d’énergie : d'ici 2030, ils pourraient représenter 8 % de la consommation mondiale d'électricité. Nos lasers à spin utilisent jusqu’à 10 fois moins d'énergie que les lasers actuels tout en transmettant les données plus rapidement. Cela signifie que les centres de données nécessiteront moins de refroidissement et consommeront moins d’énergie, réduisant ainsi leur impact environnemental global.
Quelle est l'importance de collaborer avec des partenaires industriels comme Thales ?
Collaborer avec l’industrie est essentiel car cela nous aide à transformer nos découvertes scientifiques en applications concrètes. Par exemple, Thales Research & Technology nous aidera à développer des systèmes de laser à spin pouvant être utilisés dans les communications spatiales. Un autre partenaire, VIS (Vertical Integrated Systems, Allemagne), se concentrera sur l’adaptation de notre technologie pour une utilisation dans les centres de données. Ces partenariats garantissent que notre travail ait une voie claire du laboratoire au marché.Quelle pourrait être la première application pratique de cette technologie dans la vie quotidienne ?La première application pratique serait probablement dans les centres de données. Nos lasers, plus rapides et plus économes en énergie, pourraient améliorer la manière dont les serveurs communiquent entre eux. Cela rendrait les centres de données plus efficaces et réduirait les coûts énergétiques.
Comment voyez-vous l'évolution de ce domaine après la fin du projet ?
À la fin du projet, nous prévoyons d’avoir développé un prototype de notre technologie de laser à spin. Cela nous permettra de commencer à travailler avec des clients, de peaufiner l’électronique et d’établir des normes pour cette technologie. Ce sont des étapes clés pour amener notre innovation sur le marché.
Quel message souhaitez-vous transmettre au grand public concernant l'importance de la recherche fondamentale pour des innovations comme celle-ci ?
La recherche fondamentale est essentielle pour les percées technologiques. Il faut souvent des années de travail pour transformer un concept scientifique en quelque chose d’utilisable dans la vie réelle. Par exemple, nous travaillons sur le concept de spin-LED depuis plus de 15 ans, et ce n’est que maintenant que nous sommes prêts à l’appliquer concrètement. Des projets comme
SpinDataCom montrent à quel point la recherche fondamentale est cruciale pour faire progresser la technologie au bénéfice de la société.
Source : délégation Centre-Est du CNRS