En passant par Nancy…

 
Publié le 1/06/2020 - Mis à jour le 12/05/2023

Parmi les nombreux objectifs de la résidence d’auteur ARIEL* figurait dès le départ l’idée de demander à chaque auteur invité, au fil des années, de produire un texte court (poème, nouvelle, essai) sur Nancy ou la Lorraine. Histoire de mettre à l’honneur notre ville et sa région, mais aussi d’offrir divers regards croisés sur celles-ci, sous la plume d’auteurs étrangers.

L’an dernier (2018-2019), le romancier américain Mark SaFranko, premier auteur en résidence à l’université de Lorraine inaugurait la rubrique « La Lorraine vue par les auteurs ARIEL » du site vitrine (http://ariel.univ-lorraine.fr/) en évoquant l’ambiance de la Place Stanislas et de ses cafés lors d’une récente édition du festival littéraire Le Livre sur la Place dans sa nouvelle « Something Happened » (« Un Incident »).

Cette année (2019-2020), la poétesse italienne Laura Fusco nous offre, dans un long poème tout simplement intitulé « Nancy », sa vision très personnelle de la ville. Au fil de ses déambulations dans les rues de Nancy, elle peint par petites touches de couleurs et de lumières le portrait d’une ville élégante, empreinte de ses traditions artistiques, tandis qu’elle s’attarde, l’espace de quelques vers, sur toute une série de lieux emblématiques de la ville. Les variations de la lumière sont un des leitmotivs de ce poème, qui porte également un regard très humain sur tous les anonymes dont l’auteure a brièvement croisé la trajectoire au gré de ses promenades diurnes et nocturnes.

« Nancy », de Laura Fusco, traduit de l’italien par Giorgia Bongiorno et Elise Montel-Hurlin

La cire perdue,

les acides

la poussière.

Et tous les secrets des maîtres verriers pour retenir la lumière,

la recréer,

suivre et réinventer

ses reflets,

en ajoutant et en ôtant

de la matière à la matière,

de la couleur à la couleur.

L’âme comme le verre,

ici,

travaillée de la même manière par la même

lumière,

sort de la chambre noire du sommeil

et Nancy est déjà

transparence claire, impermanence du

vent violent

et des nuages.

Le ciel,

tout près,

au-dessus,

dedans,

change (avec) les gens :

ils se pressent,

occupés à vivre,

et puis rentrent chez eux

comme dans un rêve,

– vite –

dès que la lumière descend drue sur les places et sur Amphitrite

à moitié nue.

Au-delà

les portes en flamme

donnent accès au parc et au souffle

des millions de feuilles de la Pépi,

noires comme la nuit,

puis, plus claires et puis encore

davantage au Chapiteau.

Notes de blues

notes de sax

notes de jazz.

Le violon

envoûté

de Ponty

caresse séduit raye la nuit et la soigne,

de beauté.

Et puis,

irréels et comme seulement pensés ou imaginés,

des touristes.

Ils parlent sans relâche en file sur les trottoirs ou en sortant des bars,

les voix flottantes, des îles de son,

dans la mer d’ouate éclairée par les phares.

Sortilège de l’obscurité, tout disparaît,

même la volonté d’être, de penser,

a sa propre nuit et sa trêve.

Le vent

s’endort.

Quelque chose de non dit depuis toujours,

quelques mots ou gestes que tous les soirs on essaye de finir

restent inachevés et recommencent

à nouveau.

Des courants,

sortis de nulle part, poussent

une clarté éblouissante à inonder

la Place Stan,

et à devenir une rafale de gouttes et puis

un coucher de soleil couleur de l’aube. Au premier

étage

l’or des lys de France et des feuilles du chêne

semble être un écho à celui

du Caravage :

ses lames de soleil liquide annoncent une naissance

qui viendra,

mais qui est déjà tout entière dans cette clarté et brûle

sous l’orange des lumières iodées des terrasses,

réchauffent le temps d’un dernier café.

Les gens,

avec des couvertures sur les genoux ou sur les épaules, qui rient fument bavardent

boivent rient bavardent

racontent qu’ils bavardent et qu’ils rient.

Parmi les tulipes et le Vol de mon amour

de Daum,

et encore plus haut,

sur l’affiche de Cendrillon de l’Opéra,

Mercure danse devant le Soleil,

la prochaine fois ce sera en 2032,

un ciel gris neige cache l’éclipse partielle aux yeux d’enfants congelés,

ils courent et ils jouent toujours aux mêmes jeux

certains d’être les premiers au monde.

Et déjà l’aube à nouveau,

une lenteur ébahie qui souffle de la lumière,

nous rend légers,

prêts à la géographie d’un nouveau jour.

Il suffit de chuchoter doucement,

d’allonger la main,

de chercher une réponse ou

d’y renoncer et de ne plus 

y penser.

Sur le rouge du velours des banquettes

du Café Foy :

la vie peut changer

il suffit de changer

de perspective, de centre de gravité, de mots.

L’obscurité

qui devient son,

pousse la lumière,

qui emporte ailleurs

du mystère.

La ville

renaît,

des grilles pour protéger de minuscules cours,

de grenadiers et de mirabelliers

et de myrtes.

Des lumières paresseuses

s’allument,

des ombres

passent et repassent là où

elles étaient passées,

avec une grande serviette.

Puis les voix commencent,

à entrer dans le matin qui se lève et devient

bruit.

Ce que la nuit avait rendu éternel et possible

ne l’est plus mais

le sera à nouveau,

d’une autre manière :

dans la Grand Rue,

sa blancheur pérenne, constellé d’or de fenêtres,

toujours allumées et toujours fermées,

où personne ne se montre jamais,

que personne n’ouvre jamais,

dans la rue des Cordeliers,

persistante de haies vertes

et de nids,

sur la place Saint-Epvre un son de verres,

la masse de ceux qui boivent un café ou une bière pour le petit-déjeuner et qui sait ce qu’ils pensent, s’ils pensent

ou s’ils le font pour ne pas penser.

Certains restent à la même table,

se confondent avec l’après-midi et glissent et deviennent soir

de rires,

de happy hour couleur ambre et rubis.

Les jeunes,

à cette heure-là,

posent leur journée d’étude et font du sport

dans la salle aux miroirs du bâtiment entouré de pelouse

de la Fac.

Ils ont rendu le monde meilleur rien qu’en étant là

en étant curieux et en le regardant avec leurs yeux

jeunes.

Rien ne sort de l’ordre

pré-établi

Mais c’est un ordre qui invente

mille futurs. Dans le froid

de Noël approchant, des clochards,

celui de l’Arc Héré,

entouré de bougies sous les poissons volants de l’installation Arc’Quatique,

celui qui à deux heures entre et sort du Carrefour déjà saoul et va s’asseoir,

avec son chien tigré,

sur un carton,

et ceux et celles sur d’autres cartons sous Au bon lit,

ou dans un renfoncement sous les distributeurs

de la rue saint Jean, des Dominicains, saint Dizier.

Le canal

avec son restaurant flotte

dans la ville

nouvelle,

les Anciens Abattoirs viennent de loin et vont loin,

carrefour du temps qui revient en arrière et projette vers un autre / crée un autre

temps,

un souvenir dans les mots de quelqu’un,

l’atmosphère de fumée et les soirées infinies

de l’Excelsior,

les portes tournent et tournent encore, sliding doors vers d’autres dimensions,

et à l’étang

de l’Ecole de Nancy

les nénuphars qui ont inspiré les maîtres-verriers

attendent que d’autres les capturent avec les mêmes yeux ou des yeux différents

et les rendent immortels cette fois sur une photo, un selfie,

ou dans une âme assoiffée

de beauté.

Des jeunes filles

disparaissent toutes les nuits

entre 2h et 3h du matin,

entre les mailles élargies du temps,

toutes amoureuses, toutes vêtues de fleurs.

Quelqu’un

les a vues marcher rapidement, dit-il, rue de la Charité, non rue de la Source,

non, parmi les hêtres

pourpres, les cèdres du Liban, le Séquoia

géant

qui observent le monde du haut de leurs 30, 50, 70 mètres et de leur cent ans

et parfois

plus.

Ils les ont sauvés,

c’est inscrit sur la plaque,

et leur présence est peut-être un récit tout vert des époques passées, des guerres et des libérations passées,

des bombardements passés,

qui n’ont pas arrêté les luttes,

pour le futur qui est le présent

des nancéiens passés.

Quelqu’un d’autre au contraire

dit voir ces jeunes filles depuis des mois,

tous les vendredis, à l’aube, transies,

entrer dans l’ancienne

graineterie Genin,

ses pétales et son bleu turquoise s’illuminent alors pendant un instant comme Swarovsky,

derrière les annonces immobilières et les vieilles

affiches

fanées.

Peut-être

rentrent-elles d’une longue baignade à la Piscine

Ronde.

Entre les colonnes

elle attend une eau que quelqu’un a asséché pour cause de travaux,

belle, fragile et si puissante même sans eau,

même si son futur est plein de projets, d’hypothèses et de questions,

mais en ce moment elle est silencieuse,

oubliée dans le cœur d’un hiver blanc,

assourdissante de solitude et de fantômes

de baigneuses. Et

de Gretchen.

Elle aussi

peut-être

a nagé ici,

avant de voler sur son vélo

au-delà de la place du Lycée

Chopin,

pour attendre son petit-ami, au premier étage de la rue

Eugène

Hugo

il n’y a pas de chambre gothique ni sa mère,

mais une suite de portes et les trois marches qui donnent sur de minuscules jardins,

parmi des buissons d’hortensias et quelques roses,

endormies.

Puis

l’heure indigo et bleu nuit

tombe à nouveau

et sur le ciel inversé de la place

Stan, un instant

déserte,

pendant qu’à l’Autre Canal la musique

continue,

des images emplissent la tête et les yeux de ceux qui

vont tout droit, on ne sait pas vers

où,

avec leur valise à roulettes, ou quelques

courses,

vers Lunéville,

vers la gare,

ou vers la ligne T1 direction

Brabois…

La résidence ARIEL* (Auteur en Résidence Internationale En Lorraine) est un projet porté par l'UFR Arts, Lettres et Langues et l'IUT Charlemagne de Nancy et parrainé par l'auteur, cinéaste et universitaire Philippe Claudel. Après une première édition à l’automne 2018 avec l’écrivain américain Mark SaFranko, elle a accueilli à l’automne 2019, pour quatre mois, la poétesse italienne Laura Fusco. ARIEL a reçu cette année le soutien de l'Université de Lorraine (Comité SAPIN et composantes porteuses du projet), de la Région et de la DRAC Grand-Est, du Consulat d’Italie, de la Métropole du Grand Nancy, de l’Institut Italien de Culture de Strasbourg et du centre de recherche Littératures, Imaginaire et Sociétés. Divers partenaires éducatifs ont été associés au projet (lycées Frédéric Chopin de Nancy, Saint-Exupéry de Fameck et Georges de la Tour de Metz) ainsi que divers partenaires culturels (librairies Le Hall du Livre (Nancy), Le Neuf (St-Dié), commercienne (Commercy), Atoutlire (Metz), Libreria italiana (Luxembourg), Médiathèque de Laxou, Semaine de la langue italienne dans le monde, compagnie de théâtre BelTeatro de Padoue).

>> Pour plus d'informations sur la résidence, voir ariel.univ-lorraine.fr

>> Pour toute demande d'information : ariel-presse-contact@univ-lorraine.fr