Début mai 2019, France Info publiait un article au titre évocateur, « On s’est fait avoir : déçus, les parents retirent leurs enfants d’écoles Montessori ». Le problème est posé en ces termes : « Ce n’est pas à la pédagogie Montessori qu’ils en veulent, mais à la façon dont ces écoles l’ont appliquée ». Cette question ne se pose pas que dans le cadre des écoles Montessori, mais également pour d’autres pratiques comme la pédagogie Freinet. On ne peut parler de ces pédagogies en occultant leurs conditions de mise en œuvre. Voici quelques éléments pour resituer les enjeux et mettre la question des pratiques correctes au centre du débat.
Un contexte à prendre en compte
Nous assistons depuis quelques années à un double mouvement de fuite de l’école publique et de prolifération d’écoles hors contrat, coûteuses, et sans garantie sur la qualité de ce qui y est proposé. Accuser la pédagogie Montessori d’être à l’origine d’un tel mouvement, c’est confondre l’effet et la cause, et ne pas voir que les maux qu’ils entraînent (consumérisme, marketing généralisé) sont ceux de notre société en général.
Au malaise des parents s’ajoute celui des enseignants, confrontés à des injonctions pédagogiques (le guide pour enseigner la lecture et l’écriture au CP en est un exemple), faites au nom d’une « science » dictant les conduites éducatives et limitant de fait leur liberté pédagogique. Ainsi, ceux qui fuient l’école actuelle semblent rechercher un autre rapport à l’enfance que celui qu’institue l’école de la République.
Des limites à l’interprétation
Vouloir enseigner autrement ne suffit pas. Il existe une façon correcte de pratiquer les pédagogies Montessori ou Freinet. Tentons une comparaison avec la musique : il y a une manière juste, pour un musicien, de jouer une partition. Le grand interprète est précisément celui qui sait rendre compte, de la manière la plus profonde et fine possible, de l’intention du compositeur. Le grand interprète est celui qui sait transmettre une émotion ou une vision personnelle tout en restant fidèle à l’esprit de l’œuvre.
Ceci signifie qu’une pratique correcte n’est pas dogmatique, mais rigoureuse, permettant d’accéder au sens véritable de la pédagogie. Il ne s’agit pas de culpabiliser les enseignants, mais de dire qu’il existe des limites identifiables à l’interprétation. Par exemple, réduire la pédagogie Freinet à une pédagogie des droits de l’enfant, ou la pédagogie Montessori à une pensée autoritaire, ou au contraire, laxiste, contredirait les textes.
La rigueur suppose également de rappeler qu’aux techniques et à la pensée s’ajoute un style pour l’éducateur ou l’enseignant : une manière d’être, de construire la relation, qui est identifiable, et non laissée au gré des circonstances ou des personnes, même s’il y a toujours une manière personnelle et créative d’habiter ce style.
Des lieux de référence
Comme la partition est une trace de l’intention du compositeur, les textes pédagogiques sont une trace de l’intention du pédagogue et constituent un corpus incontournable. Montessori, comme Freinet, sont des pédagogies systémiques, possédant une cohérence interne, se déployant dans le temps. Pour cela, Montessori comme Freinet ont identifié un lieu de protection et de référence pour les pratiques.
Chez Montessori, il s’agit du contenu des formations protégées par l’Association Montessori Internationale, créée en 1929, et du matériel, qui constitue un socle indispensable pour permettre l’activité spécifique de l’adulte. Chez Freinet, il s’agit de l’École Freinet de Vence, et de l’Institut Freinet de Vence créé en 1964. Bien entendu, ces lieux restent soumis aux aléas de l’histoire, et la question peut se poser de leur légitimité au fil du temps. Mais ils peuvent donner un certain nombre de points de repère.
Des raccourcis à éviter
Les publications qui se multiplient sur ces deux pédagogies sont problématiques. Entre erreurs historiques ou réductions à des trucs et astuces qui n’ont parfois rien à voir avec ces pédagogies (« coffrets Montessori », ou gadgets pédagogiques, comme les ceintures de couleurs), ces ouvrages que l’on trouve aux côtés des livres de développement personnel sur les étals des magasins n’apportent rien, ni aux pratiques concrètes, ni aux attentes que suscite le malaise éducatif actuel, car ils sont trop fragmentaires.
Ces deux pédagogues que sont Montessori et Freinet ont fait autorité en matière éducative en dehors de leurs stricts réseaux fermés. Si cette diffusion est positive et contribue aux débats sur l’éducation, le revers de la médaille serait d’enfermer ces pensées dans une suite de procédés « clinquants », selon le mot de Freinet.
Confronter textes et terrain
Il n’y a aucun moyen de garantir par avance la qualité des pratiques. Dès lors, un label ou une charte, une formation initiale, et pour le cas montessorien, l’insertion au sein du mouvement Montessori, ne resteront que des indices pour les parents. Notre travail de chercheur, l’un sur Montessori, l’autre sur Freinet, consiste précisément à rendre compte, de la manière la plus précise possible, à la fois de la lettre et de l’esprit de ces pratiques.
Cela suppose une connaissance réelle des textes et des archives, et engage une immersion dans les pratiques candidates à être considérées comme correctes, en coopération avec des praticiens expérimentés. À ces exigences du chercheur de terrain s’ajoute, pour chacun de nous, une expérience personnelle directe de ces pédagogies. Celle-ci est une aide précieuse pour restituer la teneur et le sens des pratiques.
Ne pas confondre penseurs et disciples
Parler de pratiques correctes implique aussi de garder une certaine honnêteté intellectuelle vis-à-vis de la biographie des pédagogues eux-mêmes.
D’abord, il ne faut pas considérer sur le même plan le pédagogue et ses disciples : même du vivant des pédagogues, il existe des disciples autoproclamés qui déforment leur message, ou des praticiens formés qui n’ont pas compris la signification profonde de la pédagogie, comme cela peut arriver dans le Mouvement Freinet. Rendre compte de ces nuances est nécessaire pour ne pas faire dire aux pédagogues ce que nous aimerions qu’ils aient dit.
Ensuite, il est important de lutter contre les mythes et de restituer les ambiguïtés. Le catholicisme de Maria Montessori, par exemple, est à envisager dans toute sa complexité, selon les périodes de sa vie, ses choix de vie, sa proximité avec la théosophie ou sa pensée vitaliste (le vitalisme est condamné par le Vatican en 1907). Concernant Freinet, l’image du bricoleur communiste qui a été véhiculée de l’intérieur du Mouvement Freinet ne correspond en rien à ce que fut l’itinéraire intellectuel de ce pédagogue.
Des influences à explorer
Montessori et Freinet portent des intuitions communes que nous souhaitons explorer et mettre en valeur. L’opposition traditionnelle de ces deux pédagogues est non seulement inféconde mais caricaturale. Affirmation d’un respect radical de l’enfance, rôle des pratiques corporelles et de l’expression enfantine, considération de la puissance enfantine, rôle du psychisme et de la régénération : autant de thématiques qui s’adossent également à des sources communes, comme la pensée orientale, sans compter que Maria Montessori a aussi influencé les pratiques d’Élise et Célestin Freinet.
En conclusion, le malaise ressenti par des familles peut les conduire à rechercher hors de l’école pour tous, laïque et gratuite, des alternatives éducatives. Mais leur éventuelle déception ne devrait-elle pas les motiver à s’investir avec professeurs et chercheurs pour proposer une reconstruction profonde du système d’enseignement ?
Bérengère Kolly, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) et Henri-Louis Go, Maître de conférences en philosophie de l'éducation, Université de Lorraine