Sabine Chaupain-Guillot, est maître de conférences en sciences économiques, actuellement vice-présidente du conseil de la formation de l'Université de Lorraine et membre du Bureau d'économie théorique et appliquée (BETA / UMR CNRS 7522), dont Amel Attour est membre associée.
S’il est encore trop tôt pour savoir qui seront les personnes qui vont le plus participer au grand débat national, il est en revanche possible de savoir quelles communes sont potentiellement les mieux dotées, d’un point de vue outils numériques, pour inciter ou permettre à ses administrés d’y prendre part. En effet, dans la mesure où les maires ont été largement mis à contribution et que le débat doit aussi se dérouler via Internet, on peut noter que certaines communes sont en mesure d’inscrire ce débat en tant que nouvel item sur leur site Internet, tandis que d’autres n’ont pas ce moyen à leur disposition.
Ainsi, si, comme on peut s’en douter, le fait d’avoir mis en place un site Internet, ce que l’on qualifie de démarche de mise en place de l’e-gouvernement, dépend de la taille de la commune, d’autres facteurs interviennent.
Le poids de la fracture numérique
Pour étayer ce propos, nous nous appuierons ici sur le cas des communes du Grand Est et des communes de Bourgogne-Franche-Comté. Ainsi, que ce soit dans le Grand Est ou en Bourgogne-Franche-Comté, ce sont environ 30 % des communes qui ont déjà mis en place un site Internet. De manière générale, dans les communes du Grand Est, c’est le poids de la fracture numérique qui apparaît le plus déterminant, tandis que dans les communes de Bourgogne-Franche-Comté, c’est la position géographique qui semble jouer le plus grand rôle comme le montre notre étude récente à ce sujet. On voit ainsi que selon le lieu de résidence, la possibilité de s’inviter dans le grand débat national via le site Internet des communes diffère.
Plus précisément, c’est dans les zones rurales, a priori les plus concernées par la plupart des problématiques soulevées par le débat, que cette option s’avère la moins probable.
Toutefois, la proportion de communes ayant accompli cette démarche varie assez sensiblement d’un département à l’autre.
Dans le Grand Est, ce sont les deux départements alsaciens qui présentent les taux les plus élevés, avec un peu moins de trois quarts des communes concernées dans le Bas-Rhin et un peu moins de 60 % d’entre elles dans le Haut-Rhin. Deux départements lorrains, la Moselle et la Meurthe-et-Moselle, ainsi que la Marne ont une position intermédiaire (entre 26 et 38 % des communes proposant un site). En revanche, la part de communes disposant d’un tel site est inférieure à 17 % (soit moins d’environ une commune sur six) dans les autres départements (par ordre décroissant, Vosges, Aube, Meuse, Ardennes et Haute-Marne).
En Bourgogne-Franche-Comté, la part des communes concernées passe du simple au double, avec un peu moins de 20 % de communes équipées en Franche-Comté, contre un peu plus de 40 % en Bourgogne. On trouve également de fortes disparités au niveau des départements. Ainsi, si plus de la moitié des communes de la Saône et Loire disposent d’un site Internet, ce sont moins d’une commune sur sept qui ont réalisé cette démarche en Haute-Saône. Ce taux n’est guère plus élevé dans le Jura (avec moins d’une commune sur six concernée). Si la Côte d’Or et la Nièvre présentent des taux proches de celui de l’ensemble de la région, le taux d’équipement des communes de l’Yonne et du Territoire de Belfort se situe 10 points au-dessus, tandis que celui des communes du Doubs se trouve 10 points en-dessous.
Un accès au haut débit disparate
Ces résultats apparaissent en très forte corrélation avec le niveau de couverture numérique de ces communes, mesuré en termes de part de locaux ayant un accès haut ou très haut débit. Selon le niveau de débit, l’usager peut par exemple avoir accès à des films en streaming ou au jeu en réseau. Il apparaît que les communes alsaciennes et mosellanes sont nettement mieux pourvues que les communes meusiennes. Ainsi, parmi les 187 communes du Grand Est dont la part de locaux ayant accès à 100 Mbits ou plus est supérieure à 80 %, 86 sont situées en Moselle, 51 dans le Bas-Rhin et 34 dans le Haut-Rhin. Les autres se répartissent entre la Meurthe-et-Moselle (11 communes), les Vosges (4 communes) et la Marne (une seule commune).
En revanche, aucune commune des départements de la Meuse, des Ardennes, de l’Aube et de la Haute-Marne ne se trouve dans cette situation. Il en est de même en Bourgogne-Franche-Comté, où l’on observe une liaison positive entre le niveau de couverture des communes en Internet très haut débit et le choix qu’ont fait les communes de mettre en place un site Internet ou non. Autrement dit, on observe que là où les communes sont mieux équipées en termes d’accès à Internet haut débit, les mairies ont davantage eu tendance à créer leur propre site Internet.
Ainsi, il est possible d’accéder à un débit supérieur à 8 Mbits dans un peu plus de la moitié des logements et locaux professionnels des communes ayant mis en place un site Internet, tandis que cela n’est possible que pour un tiers des logements des communes n’ayant pas encore développé leur site Internet.
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Dans ces communes, il n’est pas possible de disposer d’un accès Internet supérieur à 30 Mbits dans près de 9 locaux sur 10. Ce résultat, en contradiction avec l’objectif French Tech affiché par le gouvernement, peut aussi peut-être expliquer, en partie, les frustrations exprimées par certains membres des gilets jaunes, qui se disent oubliés par les politiques publiques.
Des contenus de site très variables
Toutefois, si disposer d’un site Internet est un préalable pour s’inscrire dans la partie du grand débat qui sera menée sur Internet, l’ajout de cet item sur les sites Internet des communes ne se fera a priori pas avec la même ardeur selon les communes.
En effet, les contenus des sites Internet des communes sont très variables.
Selon une classification des services en six domaines : e-administration centrale, e-administration locale, vie locale, e-information, e-démocratie et réseaux sociaux, on constate que c’est le domaine de l’e-démocratie (dans lequel se retrouvent l’organigramme de la mairie, l’agenda du Conseil Municipal, mais aussi les informations relatives aux élections) qui est le plus représenté (dans près de la moitié des sites).
On trouve ensuite tout ce qui concerne la vie locale (avec les associations, la collecte et le recyclage des déchets, mais aussi les archives municipales, la santé et les urgences ou encore la bibliothèque municipale), dans un peu près un tiers des sites.
Viennent ensuite l’e-administration centrale et l’e-administration locale, ainsi que l’e-information : tourisme, accès à la ville, plan local d’urbanisme (entre 18 et 30 % des sites).
Les items relatifs aux réseaux sociaux (Twitter, Facebook ou Instagram) sont beaucoup plus rares (présents dans moins de 10 % des sites, en moyenne).
D’après nos recherches, les communes dans lesquelles se sont développés les sites Internet ont une population dont la part des personnes qui y exercent une profession intellectuelle supérieure y est plus importante, tandis que la proportion d’agriculteurs y est plus faible.
Corrélativement, on y trouve davantage de personnes ayant un diplôme universitaire et le revenu médian y est significativement plus élevé. En revanche, il n’y a pas de différence significative dans la distribution de la population selon l’âge.
Quelle place au « grand débat » sur ces sites ?
Partant de ces constats empiriques, plusieurs questions se posent. Allons-nous assister à une réorientation des stratégies adoptées par les communes en matière de type de services mis en place sur leur site Internet ?
Par ailleurs la question se pose de savoir dans quel cadre le grand débat doit-il s’inscrire ? Relève-t-il de l’e-démocratie et va-t-il trouver une place importante dans les sites des communes ?
Sur les sites que nous avons pu observer, les forums de discussions sont assez peu développés (moins d’un site sur dix). Nous pouvons imaginer que la mise en place du grand débat national va accentuer le développement de cette fonctionnalité pour les communes qui souhaiteraient s’y engager.
À moins que, comme cela est le cas pour le mouvement des gilets jaunes, l’usager ne se tourne directement vers les réseaux via son téléphone ou sa connexion personnelle.
Quoi qu’il en soit, le fait qu’un site Internet n’ait pas été mis en place dans toutes les communes françaises devrait avant tout alerter sur les disparités géographiques existantes et continues entre les territoires.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.