Festival international de sociologie : Aimer son corps au cœur du bidonville

 
Publié le 16/10/2017 - Mis à jour le 19/10/2017
La cuisine de Luminiţa. Raphaëlle Delannoy

Du 16 au 21 octobre 2017 l'Université de Lorraine accueille à Epinal le Festival international de sociologie : La fabrication des corps au 21ème siècle : éduquer, soigner, augmenter, identifier. Jean-Baptiste Daubeuf, attaché temporaire d'enseignement et de recherche au laboratoire lorraine de sciences sociales (2L2S) faitt ici écho à sa communication du 18 octobre : Le corps précaire au XXIe siècle.

Lors d’une après-midi d’été dans l’est de la France, les rayons du soleil s’abattent sur les tôles ondulées et le toit des caravanes du petit bidonville de « La place ». La chaleur force les familles à sortir de chez elles. Chaque habitant s’occupe à sa manière, à l’ombre des arbres qui entourent ce bidonville.

Luminiţa (tous les prénoms ont été changés), 23 ans et mère de trois filles, ainsi que Narcisa, 17 ans et mère d’un petit garçon, se sont cachées derrière une cabane inoccupée en lisière de forêt. Elles se teignent les cheveux à tour de rôle en papotant. En attendant de rincer la lotion qu’elles se sont badigeonnée sur la tête, les deux jeunes femmes s’appliquent du vernis à ongles. Celui-ci est aussi brillant qu’éphémère puisqu’il ne tardera pas à partir, une fois qu’elles auront repris leurs activités domestiques.

À l’entrée du bidonville, une voiture s’arrête. Des sacs-poubelle gonflés de vêtements remplissent le coffre. En quelques secondes les habitants, Narcisa et Luminiţa les premières, courent pour récupérer les colis. Chacun tente d’attraper les anses jaunes des sacs contenant les vêtements. Dans ce pugilat, Luminiţa se dispute avec Claudia, 51 ans, pour un paquet qu’elles tiennent chacune à deux mains. Ionut, 35 ans, le fils de Claudia, règle l’histoire en arrachant d’un coup sec le sac des mains de Luminiţa. Chaque famille retourne ensuite s’installer devant sa cabane pour trier les vêtements. Luminiţa et Narcisa essaye des sweat-shirts en prévision de l’hiver et des après-midi de mendicité.

Essayer une autre image de soi

Réunion de famille chez Luminiţa. Raphaëlle Delannoy, CC BY

Les familles inspectent les vêtements restés devant chaque cabane avant de les jeter. Pour Luminiţa, ces vêtements, au-delà de leur utilité, lui permettent de s’essayer à une autre image d’elle-même, porter de l’attention à son corps et à ce qu’il renvoie alors que le quotidien lui laisse peu de temps pour penser à elle.

Ces observations font partie de celles que j’ai consignées durant un an et demi. J’ai parcouru ce bidonville pour un travail ethnographique (retracé notamment dans l’ouvrage Idées reçues sur les bidonvilles 2017) visant à étudier l’impact de la précarité sur les parcours d’intégration.

Luminiţa, Narcisa, Claudia et Ionut appartiennent aux quelque 5 à 8,9 millions de pauvres vivant en France, soit 8 % à 14,2 % de la population. L’hexagone fait partie des pays les moins touchés par la pauvreté en Europe même si le nombre de pauvres a augmenté d’au moins 600 000 en dix ans. La pauvreté se diversifie et elle n’est plus autant rattachée à la grande marginalité, comme ce fut le cas avant.

Mais pour la majorité des populations pauvres, les stigmates persistent. La pauvreté continue à être associée à l’idée de saleté, de dénuement corporel et de détresse matérielle. Mais surtout, l’opinion publique persiste à faire des pauvres les responsables de leur situation et de la détérioration de leurs conditions de vie.

Ces représentations font néanmoins l’impasse sur plusieurs questions importantes. Comment les habitants des bidonvilles vivent-ils la saleté ? Comment la contiennent-ils ? Comment négocient-ils le stigmate qui y est associé ?

Négocier la souillure

Les anthropologues ont montré depuis longtemps que la notion de sale était relative à des normes culturelles.

Dans un monde social organisé par des codes et des rites, la souillure représente un risque puisqu’elle bouleverse la frontière établie entre la nature et la société (lire par exemple Mary Douglas, De la souillure 1966). Ainsi, la pauvreté est renvoyée à une marginalité sociale qui est à la fois subie et construite par les individus. Néanmoins, cette marginalité peut-être détournée, voire négociée.

Les habitants des bidonvilles se recréent des normes et des conventions palliant l’exclusion dont ils font l’objet. Ils instituent ainsi du propre et du sale. Cela passe par des soins apportés au corps ou par un travail d’endiguement de la saleté dans leur lieu de vie.

On retrouve ainsi les marques de la construction de la frontière entre propreté et saleté dans leurs activités. Une journée comme celle de Luminiţa montre par exemple la charge de travail que représente la construction de cette frontière.

Tôt le matin aux alentours de 6 heures, avant que les autres membres de la famille soit levés, Luminiţa doit se glisser en dehors de son lit, emmitouflée dans son peignoir, pour mettre à chauffer une grande marmite d’eau qui lui servira durant la journée à nettoyer la vaisselle, les vêtements et les sols.

Isaura, la fille aînée de Luminiţa, dans la cabane familiale. Raphaëlle Delannoy, CC BY

La jeune femme sort ensuite la nourriture du déjeuner qu’elle avait mis en hauteur la veille pour la protéger des rongeurs. Pendant que le café chauffe, elle profite de ces quelques instants pour balayer et évacuer la saleté charriée par le vent durant la nuit ou ramenée par les chaussures boueuses. Une fois les enfants à l’école et son mari parti, Luminiţa doit aller se réapprovisionner en eau. Dans un caddy de supermarché, elle range de gros bidons de 25 litres, de manière à pouvoir emmener autant d’eau que possible. La borne à incendie se trouve à une centaine de mètres. Remplir les bidons est pénible, surtout lorsqu’il fait très froid, car l’eau gèle les articulations des mains. Il faut ensuite remonter chaque bidon de 25 kilos dans le caddy et pousser celui-ci jusqu’au bidonville.

C’est alors que les choses s’accélèrent puisqu’une fois que la marmite d’eau est suffisamment chaude, plusieurs tâches se superposent. Tout en commençant à préparer le repas du midi, Luminiţa doit laver la vaisselle du matin et les sols recouverts de linoléum reliant les cabanes les unes aux autres. Il faut également sortir les vêtements sales pour les faire tremper dans une piscine pour enfant en forme de coquillage.

Luminiţa les frictionnera à la main dans l’après midi, avant de les essorer dans le caddy et de les étendre sur une corde à linge accrochée entre deux arbres. Laver les vêtements à la main fait partie des tâches les plus pénibles. Frotter les tissus les uns aux autres provoque à force des lésions aux poignets et plusieurs femmes du bidonville, parfois jeunes, ont déjà de l’arthrose.

« On ne s’habitue jamais à la sensation de saleté sur soi »

À l’occasion, lorsque l’organisation le permet, les tapis recouvrant le sol de la cabane sont sortis pour être lavés. Ils sont ensuite emmenés à la bouche à incendie pour être aspergés d’eaux puis brossés avec du savon et du bicarbonate de sodium. Alors complètement imprégnés d’eau, ils sont hissés à bout de bras par Luminiţa sur l’un des pans de grillage à l’entrée du bidonville où ils sécheront pendant quelques jours.

La jeune femme profite d’un moment dans l’après-midi pour utiliser un peu d’eau chaude pour se laver dans sa cabane. D’après Luminiţa, on ne s’habitue jamais à la sensation de saleté sur soi. C’est pour cette raison qu’elle veille à se passer un gant de toilette sur la peau au moins une fois par jour.

Elle garde ensuite l’eau qu’elle a utilisée au chaud en la posant sur le poêle de la cabane. Elle la réutilisera quand il faudra laver ses enfants et nettoyer les pieds de son mari. Malgré tout, elle ressort de sa cabane enveloppée dans son gros peignoir qui ne laisse rien transparaître de son corps.

Entre deux tâches ménagères, la jeune femme en profite pour refaire la décoration de la maison, retapisser un morceau de mur ou accrocher des tissus pour égayer les parties collectives sous les auvents.

Luminiţa devant chez elle. Raphaëlle Delannoy, CC BY

Lorsque la journée se termine et que la famille s’est restaurée, Luminiţa doit encore nettoyer les sols de la cabane salis par la nourriture tombée durant le repas. La vaisselle est ensuite amenée à la cuisine pour être lavée avec le restant d’eau chaude de la journée. La nourriture est remballée avant la nuit.

C’est principalement le caractère répétitif et harassant des tâches qui décrit le mieux le travail d’endiguement de la saleté sur le bidonville.

L’attention que Luminiţa porte à la propreté est pour elle ce qui la différencie des Roms, ces « autres Tsiganes qui vivent dans la boue ». Que cela soit pour son lieu de vie ou pour elle-même, elle veille à maintenir un niveau propreté qui lui convienne.

Il lui apparaît important qu’on ne la confonde pas, elle et sa famille, aux « cale », les individus à la couleur de peau foncée, Roms ou non, dont l’odeur la répugne et vivant par nature, selon elle, dans la saleté. Elle se considère plutôt comme une « Tsigane moderne », proche des normes de la société française.

Luminiţa participe par son travail à redéfinir l’image de la saleté que se font les travailleurs sociaux, les bénévoles associatifs, les étudiants ou les militants politiques de passage sur le bidonville.

Plus généralement, l’espace du bidonville redéfinit les normes du propre. La domestication du bidonville par ses habitants délimite une nouvelle frontière de la saleté en amenant certains groupes sociaux à intégrer le bidonville comme un espace de propreté potentiel.

L’association entre pauvreté et saleté est donc loin d’être figée. Elle correspond plutôt à un processus constant de redéfinition des normes sociales.


The ConversationL’auteur est intervenant dans le cadre du 2ᵉ Festival international de sociologie 2017 organisé par l’université de Lorraine et qui a pour thème « La fabrication des corps au XXIe siècle ». L’auteure des aquarelles est Raphaëlle Delannoy.

Jean-Baptiste Daubeuf, Attaché temporaire d'enseignement et de recherche en sociologie, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.