Jeudi 19 décembre 2024, Jeanne Poulain soutenait sa thèse en sciences économiques sur le thème "Essais sur la fiscalité optimale genrée : une approche théorique", réalisée sous la co-direction des professeurs Yannick Gabuthy (Université de Lorraine, BETA) et Pierre-Henri Morand (Université d'Avignon, •JPEG). Cette thèse explore la manière dont les politiques fiscales peuvent être restructurées pour remédier aux inégalités entre les hommes et les femmes sur le marché du travail, et à la répartition inégale des responsabilités domestiques. A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, Factuel est allé à la rencontre de Jeanne Poulain afin de comprendre comment le système fiscal peut devenir un instrument pour réduire les inégalités de genre.
Factuel : Avant toute chose, pouvez-vous présenter votre parcours à nos lecteurs et lectrices et leur expliquer ce qui vous a poussé à faire un doctorat ?
J’ai débuté ma formation en économie en classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) à Lille, avant de rejoindre le Magistère Ingénieur Économiste de l’AMSE (Aix-Marseille School of Economics). Cette formation m’a permis d’acquérir des compétences solides en méthodes quantitatives, analyse économique, statistiques et data science.
C’est au cours de ce parcours que j’ai développé un intérêt particulier pour la recherche, notamment sur les questions de politiques publiques et d’inégalités. Lors de mon master, j’ai réalisé un mémoire de recherche qui m’a conduite à explorer les interactions entre fiscalité et genre. Mon choix s’est porté sur la fiscalité après avoir suivi un cours particulièrement enrichissant sur le sujet, et sur les inégalités de genre, une problématique sociétale majeure qui me touche aussi en tant que femme.
J’ai ensuite poursuivi ces réflexions au sein du BETA (Bureau d’Économie Théorique et Appliquée), où j’ai approfondi ces thématiques dans le cadre de ma thèse de doctorat soutenue en décembre dernier.
Ma thèse porte sur la fiscalité genrée, et plus précisément sur l’impact différencié de la fiscalité en fonction du rôle que jouent les femmes et les hommes sur le marché du travail et dans la sphère domestique. L’idée centrale est d’examiner comment la prise en compte des différences dans la répartition des tâches domestiques peut influencer la conception d’un système fiscal plus équitable.
Factuel : Quels sont les liens entre les inégalités de genre et la fiscalité ?
Les inégalités de genre ne sont pas simplement le résultat de différences individuelles ou de préférences, mais sont le produit d’un cercle vicieux, où le marché du travail et la répartition des tâches domestiques se nourrissent mutuellement, maintenant ainsi une spécialisation genrée persistante.
Dès le plus jeune âge, les stéréotypes de genre influencent les choix d’orientation scolaire. Malgré de meilleurs résultats scolaires, les filles sont sous-représentées dans les filières scientifiques et techniques, qui offrent pourtant les salaires les plus élevés. Cette ségrégation scolaire se traduit plus tard par une différenciation des carrières, où les femmes se concentrent dans des secteurs moins rémunérateurs (éducation, santé, social) tandis que les hommes sont surreprésentés dans des domaines mieux rémunérés (ingénierie, finance, tech).
En outre, l’arrivée du premier enfant constitue un point de rupture dans les trajectoires professionnelles des femmes. En moyenne, les femmes perdent 38 % de revenus du travail dans les 10 années suivant la naissance d’un enfant, tandis que la carrière des hommes ne subit aucun impact. Cette pénalité s’explique par une réduction des heures travaillées, un passage plus fréquent au temps partiel, des interruptions de carrière et des choix d’emplois plus flexibles mais moins rémunérateurs. Or, les normes sociales et les politiques publiques jouent un rôle-clé dans ce phénomène. En France, 30 % des hommes et 25 % des femmes considèrent encore que « quand la mère travaille, les enfants en souffrent » (source : Conseil d’Analyse économique). Le congé paternité reste limité (4 semaines actuellement, contre plusieurs mois dans les pays nordiques), ce qui empêche une répartition plus équilibrée des responsabilités familiales.
Par ailleurs, les employeurs peuvent anticiper le fait que les femmes seront moins disponibles en raison de leurs responsabilités domestiques et être moins enclins à leur proposer des postes à responsabilités, des promotions et des augmentations de salaire. Même à niveau d’expérience et diplôme équivalents, des écarts salariaux persistent. En 2022, les femmes gagnaient en moyenne 14,9 % de moins que les hommes à temps de travail égal dans le secteur privé (source : INSEE). Les femmes sont moins souvent promues et, lorsqu’elles le sont, elles sont assignées à des tâches moins valorisées.
Parce que la carrière des hommes est en moyenne plus stable et mieux rémunérée, les couples font souvent le choix « rationnel » d’adapter l’emploi de la femme aux besoins du foyer (temps partiel, interruptions de carrière). Ces choix sont ensuite intériorisés par les enfants, qui grandissent avec des modèles traditionnels : les filles se projettent moins dans des carrières ambitieuses, alors que les garçons perçoivent moins la nécessité de partager les tâches domestiques.
Afin d’inverser ces dynamiques, plusieurs leviers sont possibles. L’un d’entre eux est de réformer la fiscalité et les incitations économiques. Les systèmes fiscaux actuels, bien qu’apparemment neutres, peuvent amplifier ces inégalités en influençant les choix de travail et de délégation des tâches domestiques. Une meilleure prise en compte de ces aspects pourrait permettre d’améliorer l’équité fiscale et de réduire certaines inégalités persistantes.
Factuel : Concrètement, comment le système fiscal peut-il être réformé pour réduire ces inégalités de genre ?
Mon travail repose sur des modèles théoriques dans lesquels j’intègre la production domestique et l’arbitrage entre travail rémunéré et tâches domestiques.
Mais si ma thèse propose des pistes de réformes fiscales qui permettraient de réduire les inégalités de genre, cela ne va pas sans soulever des questionnements éthiques et de mise en pratique.
Au préalable, il est donc nécessaire de se demander si l’on doit utiliser des caractéristiques comme le genre pour rendre la fiscalité plus équitable et efficace.
Le "tagging" fiscal conduit à attribuer des taux d’imposition différents en fonction de caractéristiques observables comme le genre. S’il permet une redistribution plus fine, il pose aussi des défis éthiques et administratifs. Les femmes ont en moyenne un rapport au travail plus élastique. Elles réduisent plus facilement leur temps de travail en réponse aux impôts. Une fiscalité genrée pourrait donc justifier des taux d’imposition plus bas pour elles. L’utilisation du "tagging" doit par ailleurs être évaluée en fonction de son impact sur l’équité horizontale, qui consiste à traiter de manière égale ceux qui sont dans des situations similaires, et des coûts sociaux liés à la stigmatisation et à l’administration des taxes.
Plusieurs pistes peuvent ainsi être envisagées.
Une fiscalité différenciée basée sur la consommation de services domestiques pourrait être une piste pour permettre une meilleure redistribution, en particulier en faveur des femmes à bas salaires. Les femmes effectuent davantage de travail domestique non rémunéré que les hommes, ce qui influence leur participation au marché du travail. Subventionner certains services domestiques (comme le ménage ou la garde d’enfants) peut réduire les inégalités de genre en libérant du temps pour les femmes et en augmentant leur présence sur le marché du travail.
Dans le même ordre d’idées, le système fiscal pourrait prendre en compte le fait que la naissance d’un enfant impacte différemment les hommes et les femmes sur le marché du travail. Après la naissance d’un enfant, les femmes subissent une réduction significative de leurs revenus et de leur progression professionnelle, alors que les hommes sont peu affectés. En modélisant ces effets, on montre que les femmes devraient être moins taxées que les hommes pour compenser cette pénalité liée aux enfants. Un système fiscal optimal pourrait donc inclure des transferts ciblés vers les femmes à faibles revenus pour réduire ces inégalités.
La prise en compte de la discrimination salariale est également une piste intéressante. Les femmes sont souvent moins bien payées que les hommes à compétences égales, en raison de biais discriminatoires du marché du travail. Cette discrimination crée des distorsions économiques : elle pousse les femmes à investir davantage dans leur formation pour prouver leur valeur, et à accepter des rôles moins rémunérateurs. Une fiscalité corrective pourrait être mise en place en introduisant un "bonus fiscal" pour les femmes les plus qualifiées afin de compenser ces inégalités.