Projet LINUMEN : Les apprentissages premiers en école maternelle à l’ère du numérique

 
Publié le 3/04/2018 - Mis à jour le 3/05/2023
Autour de la tablette… Ficoneva/VisualHunt, CC BY-NC

Avec 3 projets retenus, pour un montant total de 2,8 à 3,5M€, l’Université de Lorraine et l’académie de Nancy-Metz s'étaient distinguées dans les résultats de l’appel à projets « espaces de formation, de recherche et d'animation numérique dans l'éducation » (e-FRAN). Dans le cadre du projet LINUMEN, chercheurs en psychologie, en informatique et en sciences de l'éducation conçoivent un dispositif numérique permettant de développer et de renforcer les compétences liées à la littératie et la numératie émergentes chez les enfants d’âge préscolaire.


Depuis une dizaine d’années, les applications mobiles proposées pour smartphones et tablettes ont vu leur nombre croître de façon exponentielle. Les différentes plateformes de téléchargement (par exemple, App Store, Google Play) ont développé une abondante offre de logiciels dont une part importante est consacrée aux applications à finalités éducatives ou ludo-éducatives destinées à des enfants fréquentant l’école maternelle ou élémentaire.

Quelle place pour le numérique à l’école ?

Pour autant, la place du numérique à l’école ne va pas de soi et reste une question encore fort controversée à la fois dans la sphère publique et dans la sphère scientifique. Chez les parents et les enseignants, comme chez les politiques ou les chercheurs, le débat se cristallise autour de quelques grands enjeux liés à l’efficacité du numérique, à son pouvoir de transformation des pratiques pédagogiques ou encore à son rôle dans la réduction des inégalités.

Alors que certains décrivent le numérique comme une chance pour l’école et une révolution copernicienne pour la pédagogie, d’autres ont des craintes et tendent à le considérer comme porteur de futurs désastres. Des questions se posent, en effet, à propos de l’usage de ces outils en situation de classe et de leur impact sur l’attention, la motivation ou les apprentissages des élèves.

Du côté de la littérature scientifique, si certains auteurs s’accordent à dire que les outils numériques peuvent avoir un rôle positif sur les apprentissages des élèves, d’autres sont beaucoup plus réservés quant à leur impact réel. Il est vrai que l’expérimentation dans le domaine de l’éducation pose un certain nombre de problèmes et que les travaux scientifiques peinent à apporter des preuves de l’efficacité de ces outils en matière de transmission des savoirs.

La question de l’expérimentation

Tout d’abord, nombre d’études ont été menées à la seule échelle d’une classe ou sur des périodes trop courtes pour que l’on puisse détecter des effets significatifs des dispositifs mis en place. Par ailleurs, lorsqu’un effet est détecté, il est fréquent que ce qui marche sur un échantillon d’enseignants motivés par l’expérimentation, ou en laboratoire, ne marche pas de la même manière sur le terrain, dans les classes ordinaires.

Il est donc bien difficile d’extrapoler les résultats obtenus en laboratoire aux conduites des enfants placés en classe dans un contexte d’apprentissage précis. Les solutions efficaces dans un contexte (dans une classe caractérisée par tel niveau initial, tel nombre d’élèves, telle hétérogénéité sociale ou scolaire) peuvent en effet s’avérer inefficaces dans un autre contexte. Par ailleurs, des impératifs d’ordre éthique ou déontologique rendent impossible une expérimentation au sens strictement scientifique et il est donc extrêmement difficile de contrôler tous les paramètres d’une salle de classe.

En outre, l’examen des applications existantes montre qu’elles ne sont pas dotées des qualités requises pour être introduites en salle de classe et intégrées dans les pratiques enseignantes.

Par exemple, le mode de présentation de l’information de celles couramment proposées sur les plateformes de téléchargement favorise bien souvent le caractère ludique et attrayant de l’outil au détriment du développement de compétences spécifiques. Elles guident peu les élèves dans la réalisation des tâches à effectuer et ne leur offrent que des feed-back brefs, peu précis et peu informatifs. De plus, elles fournissent rarement aux enseignants les informations indispensables leur permettant de mieux diagnostiquer les difficultés de leurs élèves et de mieux intervenir.

Le numérique, les inégalités et l’inclusion

Une autre question vive souvent débattue dans le champ de l’éducation liée au numérique concerne la question des inégalités. Comme en témoignent les résultats des dernières comparaisons internationales (PISA 2015, PIRLS 2016), le système scolaire français est marqué par de très fortes inégalités sociales.

On sait de plus que ces inégalités de performances entre élèves en fonction de leur origine sociale apparaissent dès l’école maternelle. En facilitant la prise en compte par les enseignants des différents besoins des élèves en termes de modalités et de rythme d’apprentissage ou d’adaptation au niveau des élèves en début d’année scolaire, le numérique pourrait-il devenir un facteur important de réduction des inégalités et d’inclusion scolaire ? Quelles seraient les conditions requises pour qu’il y contribue efficacement ?

LINUMEN, un projet numérique en maternelle

Ce sont ces questionnements et ces enjeux qui sont à l’origine du projet LINUMEN (LIttératie et NUMératie Emergentes par le Numérique). Ce projet se fixe pour objectif de concevoir et de tester l’efficacité d’un dispositif numérique destiné à soutenir l’action des enseignants de maternelle dans le développement des compétences des élèves en littératie et en numératie émergentes (LNE).

La LNE correspond à l’ensemble des connaissances et des compétences, développées avant l’entrée à l’école primaire, nécessaires à l’acquisition ultérieure de la lecture-écriture et des mathématiques.

À titre d’exemples, dans le domaine de la littératie, l’outil aidera les jeunes élèves à analyser comment la parole s’organise en syllabes et en unités plus petites pour préparer la mise en relation entre ces unités, difficiles à concevoir pour les enfants, et les lettres. Dans le domaine de la numératie, il permettra aux élèves d’utiliser les principes de comptage, de comparer des quantités, de composer ou décomposer des ensembles numériques.

Plus précisément, le dispositif que nous nous proposons de concevoir permettra :

  • d’effectuer une évaluation diagnostique des compétences des élèves de moyenne et de grande sections d’école maternelle en LNE ;

  • de proposer des stimulations cognitives sous forme d’applications numériques destinées à développer ces compétences durant ces deux années ;

  • de faire un suivi longitudinal des élèves de la moyenne section à la grande section de l’école maternelle afin de tester les effets immédiats et différés de ce dispositif sur les apprentissages des élèves.

Utiliser des bases scientifiques : dialogue chercheurs-praticiens

La construction du dispositif s’appuie non seulement sur les avancées récentes de la psychologie cognitive qui ont conduit à mettre en évidence les différentes dimensions de LNE (par exemple, reconnaissance des lettres et des chiffres, vocabulaire, conscience phonologique, dénombrement, problèmes à histoire…), mais également sur les travaux de psychologie ergonomique relatifs à la conception de ressources acceptables pour les enseignants dans l’exercice normal de leur métier et, enfin, sur les recherches en sciences de l’éducation concernant l’efficacité des pratiques enseignantes.

La mise au point du dispositif, actuellement en cours de réalisation, nécessite des interactions fréquentes entre chercheurs et praticiens, de manière à allier apports théoriques, interventions et investigations in situ.

Les applications ainsi conçues, pour des usages sur tablettes tactiles, devront être compatibles avec les pratiques enseignantes ordinaires et adaptées aux besoins et aux progrès de chaque élève. Elles rempliront des fonctions pédagogiques différentes en permettant de dispenser des exercices d’entraînement aux élèves et en leur fournissant des espaces de découverte et d’échanges (jeux collaboratifs et/ou compétitifs).

Leur acceptabilité (conformité avec les programmes et les valeurs culturelles des équipes pédagogiques) et leur utilisabilité (facilité d’utilisation par les élèves et les enseignants) seront contrôlées par le groupe de co-conception composé d’enseignants-chercheurs, de doctorants, d’enseignants, de conseillers pédagogiques et d’inspecteurs.

Enfin, la phase d’expérimentation, qui commencera en septembre 2018, sera conduite selon une méthodologie expérimentale (un groupe contrôle et un groupe expérimental) et longitudinale. Elle portera sur une quarantaine de classes et environ 1 000 élèves qui seront exposés au dispositif pendant trois périodes annuelles de 6 semaines chacune.

Elle permettra la collecte de données auprès des élèves (performances, temps d’engagement dans la tâche, types d’erreur, etc.) et l’observation des usages effectifs de l’outil dans les différentes classes. L’analyse des données conduira ensuite à tester l’efficacité du dispositif en fonction des caractéristiques des élèves et des classes dans lesquelles il sera implémenté. Nous saurons alors si ce dispositif produit des effets différenciés sur les apprentissages des élèves ayant des compétences initiales ou des caractéristiques sociales différentes.

Un projet – parmi d’autres- pour réduire les inégalités

L’ambition du projet LINUMEN est de proposer aux enseignants un dispositif qui intègre les résultats de la recherche sur les apprentissages des élèves et sur les pratiques enseignantes. En permettant la différenciation du parcours des élèves en LNE, il pourrait favoriser la réduction des inégalités cognitives liées à l’origine sociale, et donc aussi un accrochage scolaire précoce. Notre démarche s’inscrit ainsi dans le courant de « l’éducation fondée sur les preuves ».

The ConversationPour autant, in fine, si notre dispositif s’avérait efficace et nos résultats valides, on se gardera de tirer de cette expérimentation des prescriptions à prétention universelle en direction des enseignants et de leurs pratiques, les travaux antérieurs nous ayant enseigné qu’un outil numérique n’est ni intrinsèquement bon, ni intrinsèquement mauvais, et qu’il peut faire l’objet de différents usages qui en infléchissent diversement la portée.

Youssef Tazouti, Professeur des universités en Psychologie de l’éducation, 2LPN (Laboratoire Lorrain de Psychologie et Neurosciences, EA. 7489), Université de Lorraine et Annette Jarlégan, Professeure des universités en sciences de l’éducation, LISEC (Laboratoire Interuniversitaire en Sciences de l’Education et de la Communication, EA. 2310), Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.