Pour ses 10 ans, la Maison des Sciences de l’Homme Lorraine a commandé à Sébastien Di Silvestro un recueil de portraits – textes et photos – de chercheurs en Sciences humaines et sociales : L’Archipel des Possibles. Retrouvez chaque semaine l’un de ces portraits.
En France, les droits d’auteurs ne représentent que 12% des revenus des écrivains qui majoritairement doivent exercer un second métier. Paradoxe tricolore, la figure sacrée héritée du 18e siècle conditionne encore un enseignement de littérature, un système d’édition et de médiatisation qui refusent toujours d’envisager l’écriture en tant que métier.
Elle en a assez. Assez de ces illusions entretenues sur les écrivains par l’institution universitaire qui cire lentement d’intouchables figures de monuments aux morts. « Et ce fût une apparition », disait Flaubert, comme si la magie de la littérature pouvait se passer d’arcanes, de travail, de ficelles à dissimuler sous peine de ravaler le statut d’écrivain au rang de simple prestidigitateur.
La chose serait hélas entendue, académique : l’écrivain est vieux, un génie et un homme. Un démiurge, que dit-on, un Dieu, puisqu’il tire de lui-même sa propre origine du néant. Et la littérature, sa création, procéderait tout entière de la même mythologie. Elle serait pure vocation, innée, ou rien, « raus ». D’éminents sociologues garderaient encore le temple. Et gare à l’étudiant en lettres qui oserait souiller l’autel de sa prose.
Au pays des gloires de Voltaire, d’Hugo, de Proust et de Flaubert écrire n’est toujours pas un métier. Et donc écrire ne s’apprend pas. Même si toute la société moderne se nourrit de récits ciselés dans la matière écrite. Même à l’heure des réseaux sociaux, ces stéréotypes confits depuis le 19e siècle sont encore servis à toutes les sauces.
Carole Bisenius-Penin aligne ces faits avec la distance de celle qui possède un pied dans les deux mondes. Au Québec, où elle a mené notamment des recherches sur les ateliers d’écriture, comme aux États-Unis, la question de la composition créative à l’université a été institutionnalisée depuis 30 ans. En France, le statut d’écrivain est au-dessus de tout et donc inatteignable. D’ordre posthume même du vivant. Quoi de plus normal quand le métier qui n’en n’est pas un ne permet pas à celui qui l’exerce de vivre. Une étude récente du Ministère de la Culture « propose une photographie inédite de la situation économique et sociale des auteurs du livre ». La majorité doit exercer une seconde activité (souvent d’enseignant ou de journaliste), les droits d’auteurs ne représentant que 12 % de leurs revenus. Et 47 % d’entre eux gagnent moins que le SMIC. Malgré une tendance baissière entamée depuis quelques années, en gras, le secteur de l’édition se porte bien. D’ailleurs, son profil ressemble à s’y méprendre à un décalque du statut d’écrivain : on y figure en lettres d’or capitales ou à la marge.
Trois éditeurs réalisent à eux seuls 50 % du chiffre d’affaires total.
Et 80 % si on compte les 10 premiers éditeurs. Enfin, 20 % réalisent 90 % de dépôts de la Bibliothèque Nationale de France. Des chiffres qui posent de sérieuses questions sur le cercle vicié de la création. De questions sur sa nature contrôlée par une idéologie dominante et d’un système production, diffusion, médiatisation, génétiquement adapté. Si loin si proche est le domaine plus vaste de Carole Bisenius-Penin.
Sa carrière tout entière dresse avec minutie la cartographie vivante des caractérisations et possibles de l’écrivain, des contraintes et choix de sa production, de ses conditions environnementales, sociales, de ses besoins, de ses relations, de ses interactions avec le public, les médias, les dispositifs de financement et de création, les territoires, les institutions et la mémoire. Jusqu’à son activité cérébrale pendant l’écriture qu’elle ira mesurer. Carole Bisenius-Penin aligne les questions et avance des propositions qui en nourrissent d’autres… Elle dirige, initie, échange, produit, enseigne, écrit, décrit : une « science subtile » au mille et une vies de contraintes adressant leurs invitations oulipiennes au seul dépassement de l’imagination. Because that’s the job… Un métier, on vous dit.
Entre journalisme et enseignement, elle a longuement hésité. Autant dire que le métier d’écrivain lui collait à la peau. Comme cette autre carrière plus courte dans le temps que son diplôme de danse du Centre National de Danse de Lyon lui aurait permis d’embrasser. Si elle s’est construite et avec et ailleurs et autrement, ce chassé des possibles dit à quel point et depuis combien de temps Carole Bisenius-Penin fait corps avec les questions de contraintes.
Avec cette limite du corps qu’enseigne la danse classique au difficile respect de la règle chorégraphique. Là où tout au bout d’une stricte observance dressée sur pointe, le corps, la règle et l’expression fusionnent en une sorte de liberté sous contrainte qui n’est jamais que la forme gracieuse d’une liberté conquise, un porté vers une liberté pleine. De ce pas, elle est allée vers la littérature. Une voie qu’elle a dû débrouiller et construire au-delà de l’obstacle, l’autre contrainte d’une dyslexie.
Dans la vallée des anges où elle est née, Carole Bisenius-Penin avait trouvé dans la bibliothèque maternelle une inspiration exigeant le grand écart. La rencontre avec le texte ne fût donc pas une « apparition » mais bien « un sport régulier », combatif, une hygiène de la fascination faite des grandes histoires classiques qu’elle décortique malgré la versatilité des lettres obstinées à s’inverser.
Les ramener au bercail, dans l’ordre des combinaisons sensées, aura sans doute exigé de Carole de plonger bien plus profondément dans la structure de l’écrit, armée de ses questions et représentations particulières. Elle ne dira rien de cet effort. Même s’il préface l’enchaînement de ses appuis. Grand jeté, l’enfant « un peu sauvage » et « livrovore » deviendra une spécialiste renommée de la théorie et de la contrainte littéraire.
À ses yeux, cette contrainte qu’elle tutoie aujourd’hui par habitude représente moins une entrave qu’une formidable « pompe à imagination » dont elle étudie et collectionne les mécaniques avancées.
Ses recherches s’attachent en partie à ces romans subordonnés à des règles aussi exigeantes que libératrices (par exemple : contraintes mathématiques pour Jacques Roubaud, ou alphabétiques pour Georges Perec), genres et sous-genres, méta-textualité, réécriture, ateliers d’écriture et Oulipo. L’Ouvroir de littérature potentielle créé par Raymond Queneau et François le Lionnais, qui se définit d’abord parce qu’il n’est pas : un mouvement littéraire, un séminaire scientifique, de la littérature aléatoire. Ce groupe de littéraires et de mathématiciens rejoint en nombre par des auteurs comme Perec et Calvino s’y définissent (avec un humour ciblant « les illusions du surréalisme et l’engagement de type sartrien » pour trouver de nouvelles formes littéraires), « comme des rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils cherchent à sortir ».
Carole Bisenius-Penin a beaucoup publié sur l’Oulipo et particulièrement sur Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino. Un des grands vertiges littéraires du 20e siècle. Un livre infini qui s’adresse à son lecteur (et entretient une relation amoureuse avec une lectrice) et met en scène avec maestria son processus de lecture interne. Un livre qui comporte onze débuts de romans pastichant les catégories romanesques en révélant leur structure dans un fabuleux récit gigogne, fractal : roman d’espionnage dans le brouillard, roman russe « sordide », journal d’exilé politique, roman scabreux sur fond de guerre civile. Le goût et l’intérêt majeur de Carole Bisenius-Penin pour ces œuvres ouvertes font émerger de sa recherche professorale une aspiration plus intime à percer les processus de création de ses contemporains.
Elle écrit. Et a publié un roman. Son vert de jade assume sans ciller ce rôle de cavalière solitaire. Si elle étudie les règles, elle brise volontiers les dogmes. À commencer par la pratique de l’écriture qu’elle enseigne à ses étudiants au sein d’un système universitaire français qui commence à peine à tolérer cette sortie des seules études théoriques et historiques de la littérature (un projet a été déposé auprès de l’Agence Nationale de la Recherche, l’université de Paris 8 et les Beaux-Arts du Havre proposent des cursus ouverts sur la création). « J’essaie d’expliquer à mes collègues qu’un sculpteur a besoin de sculpter. Un musicien de jouer. Parce que dans ce pays on enseigne les lettres sans en faire ! », constate Carole, animée de ce pragmatisme d’outre-Atlantique permettant aux Québécois et aux Américains d’apprendre à écrire et même d’en faire un job prisé à déclinaisons multiples.
À ce stade, il convient de rappeler que l’étude de la littérature dans une société qui la reconnaîtrait pour telle ne conduirait pas nécessairement à l’enseignement. Information, contenus web, fictions, fictions interactives, storytelling, communication, toute la société moderne procède de l’écrit. Elle est compétence. Mais également passeport diplomatique pour la compréhension de l’autre et des composantes culturelles et sociales d’une époque. Parce qu’elle entre librement dans tous les sujets, elle est connaissance du monde.
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