Un an après, Rémi Malingrëy a porté un regard graphique et personnel sur cet article de Vincent Carlino, doctorant au Centre de recherche sur les médiations (CREM).
Le centre d’enfouissement de déchets nucléaires préoccupe toujours à Bure et dans toute la France. Depuis l’été 2016, la situation connaît un nouveau tournant avec l’arrivée de militants déterminés à empêcher la construction du site. Le bois Lejuc situé à quelques kilomètres des installations de l’Andra est la scène d’affrontements entre les anti-Cigéo et les forces de l’ordre. Les opposants en ont fait un lieu de vie, façon de montrer que l’opposition à Cigéo reste vive. Juchés sur leurs cabanes construites en hauteur dans les arbres, les habitants du bois sèment, récoltent, débattent du projet qu’ils entendent bien faire annuler.
L’année dernière, le décès d’un ouvrier dans les profondeurs du site de Meuse/Haute-Marne de l’Andra avait suscité le débat sur Twitter. Par effet boule de neige, les premiers messages informatifs avaient provoqué indignations et questionnements à l’égard du projet Cigéo et de sa sécurité. Le hashtag #Bure rassemblait des interrogations sur le principe de l’enfouissement d’un point de vue éthique, économique ou encore sanitaire. Aujourd’hui, un nouveau chapitre s’ouvre sur les réseaux sociaux. Les habitants du bois Lejuc y diffusent des informations sous forme de photos ou de courtes vidéos. Leur but ? Montrer la situation telle qu’ils la vivent au quotidien. Le bruit des moteurs des engins de chantier déblayant les restes du mur qui avait causé des heurts l’été dernier. Il y a quelques jours, une vidéo montrait un ingénieur de l’Andra versant le contenu d’une bouteille sur des individus rassemblés au sol pour empêcher le déboisement du terrain. Le texte qui accompagne le tweet avance qu’il s’agit d’essence versée sur des opposants de Cigéo. Directement accusée, l’Andra se trouve en position de devoir répondre. Ainsi, un jeu de questions-réponses s’installe sur Twitter entre ces acteurs que tout oppose.
Ces échanges directs entre anti- et pro-Cigéo sont à leur tour commentés. Les premiers dénoncent la « violence » des uns, tandis que les seconds dénoncent une manipulation des faits par les opposants qui se poseraient en victimes. Une nouvelle fois, le débat s’emballe. Comme le suggère l’illustration de Rémi Malingrëy, le « buzz » se fait autour de situations qui suscitent l’indignation. Celles-ci émergent notamment grâce au récit de la lutte menée par les des habitants du bois Lejuc. L’occupation des lieux se traduit aussi en occupation médiatique. Parce qu’elle rassemble de nouveaux militants déterminés, la lutte à Bure fait parler d’elle jusque dans les hautes sphères politiques. Des candidats à la présidentielle veulent se rendre sur les lieux, et les militants craignent les récupérations politiques.
On le comprend, la situation à Bure est loin d’être réglée. Alors que la demande d’autorisation de construction se prépare et que les travaux progressent, le site attire des militants de toute part. Leurs profils très divers rappellent une chose : il y a autant de manières d’exprimer son désaccord que de personnes mobilisées. Les tweets sur Bure l’an dernier l’avaient déjà montré.
Le 26 janvier dernier, un accident provoquant la mort d’un ouvrier et les blessures d’un autre s’est produit sur le site de Bure. Depuis 2000, des employés de l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) y creusent les galeries du laboratoire de recherche de Meuse/Haute-Marne. N’abritant pour l’heure aucune matière radioactive, le site est dédié à l’expérimentation de la technique de stockage géologique profond des déchets radioactifs.
Ce laboratoire constitue une phase préparatoire majeure en vue de la construction d’un centre destiné à accueillir les déchets radioactifs les plus dangereux à 500 mètres sous terre. Ces déchets, dits de haute activité (ils représentent 99 % de la radioactivité en France) et à vie longue (100 000 ans) provoquent depuis plusieurs années une vive controverse à l’échelle locale. Mais le débat ne se limite pas aux populations voisines, ni même aux activistes opposés à l’énergie nucléaire : à la suite de l’accident du 26 janvier, on a enregistré plus de 1 500 tweets à ce sujet.
Déverrouiller les discussions
Si le débat sur l’énergie nucléaire se polarise généralement entre promoteurs et détracteurs, il paraît essentiel de saisir un éventail plus fin des prises de position . L’inventaire des réactions sur les réseaux sociaux permet de questionner plus largement le rapport de chacun à cette problématique.
L’incident apparaît donc sur Twitter le 26 janvier à 12h24 par un message du reporter du Journal de la Haute-Marne, annonçant un « éboulement sur le chantier Cigéo ». L’avalanche de tweets dans l’heure qui suit se concentre sur les informations principales. Sur Twitter, la formulation en 140 caractères impose un choix précis de mots et de renseignements. En tête des cinq interrogations auxquelles les médias cherchent traditionnellement à répondre, celle du « Où ? » suscite le plus de tweets. L’accident a-t-il eu lieu dans un laboratoire souterrain, dans le chantier d’un centre de stockage, dans un centre de stockage avec des déchets radioactifs ? On cherche à savoir si des matières radioactives sont liées à l’incident. Les comptes d’utilisateurs et de médias mentionnent un « site d’enfouissement » ou encore « le chantier du site de stockage nucléaire ».
Le temps de l’indignation
Face au flou de certaines formulations, laissant sous-entendre que Bure abriterait déjà des déchets radioactifs, des utilisateurs dénoncent ceux des médias qui entretiendraient volontairement le doute pour générer du trafic sur fond de catastrophe nucléaire.
Débattre de la présence ou non de matières radioactives est une façon d’identifier les responsables supposés de la catastrophe, à savoir les décideurs politiques et industriels du projet. L’évocation de la mort sur le site de Cigéo provoque une série d’indignations sur l’industrie nucléaire française. Celles-ci présentent l’employé comme la victime directe d’une frénésie qu’il faudrait arrêter. Cette indignation prend plusieurs formes, certains dénonçant explicitement des responsables politiques – par le biais de hashtags tels que #RoyalDEGAGE ou #mafia nucléaire par exemple. D’autres choisissent d’insister sur le caractère dramatique de la situation pour justifier l’arrêt du nucléaire.
Des interrogations partagées
Dans les échanges, l’indignation à l’égard de l’incident agit comme une raison pour s’opposer au nucléaire. Elle concerne la majorité des réactions « à chaud », dans les minutes qui ont suivi le drame. Par la suite, l’indignation s’accompagne de questions de fond. Ainsi, certains tweets apparaissent comme plus ouverts à l’échange et à la discussion avec les autorités : les utilisateurs se font plus soucieux des risques réels de la construction de Cigéo, ou encore des conséquences à long terme du stockage géologique profond des déchets. On entre dans une phase d’interrogation où les prises de position de l’Andra ainsi que celles des associations et ONG (réseau « Sortir du nucléaire », Observatoire du nucléaire, etc.) sont soumises à discussion. Du politique, les échanges se focalisent sur la faisabilité de la construction d’un tel centre.
Les principaux points soulevés concernent la gestion du nucléaire par les générations futures, compte tenu de la durée de vie exceptionnellement longue des déchets destinés à être stockés dans le futur centre de Bure. De nombreux tweets mentionnent les enjeux éthiques du dépôt sous terre de ce type de déchets pendant près de mille siècles. Cet aspect du débat préoccupe également l’Andra qui s’interroge quant à la possibilité de retirer les déchets pendant une période de 100 ans (selon le principe de réversibilité ainsi qu’aux façons de communiquer le danger aux générations futures. Malgré les divergences de points de vue, les réactions des individus traduisent des préoccupations communes avec l’industrie nucléaire.
La responsabilité collective en jeu
Environ trois jours après la catastrophe, les échanges évoluent vers une forme de sensibilisation. Le hashtag #Bure est davantage utilisé pour commenter l’actualité sur le nucléaire. C’est d’ailleurs à cette période que le coût de l’industrie nucléaire est débattu. Les tweets pointent les dépenses importantes liées à ce type d’énergie et au traitement des déchets, sans oublier de les lier aux coûts « humains » faisant écho à l’incident. S’ils restent très critiques à l’égard des décideurs, les échanges pointent néanmoins une responsabilité collective dans l’augmentation de la facture nucléaire.
L’espace de l’expertise
Enfin, une minorité de tweets se dégage tout au long des trois semaines observées. Ils témoignent d’une volonté d’apporter des éléments de terrain au débat, à l’exemple de tweets envoyés pendant la conférence de presse de l’Andra qui indiquent que « le dispositif a en partie fonctionné » ou que l’argile de Bure est « de bonne qualité ». Ce dernier point est intéressant à souligner à l’heure où le ministre de l’Environnement sarrois Reinhold Jost a renouvelé sa volonté d’être associé à Cigéo au moyen d’une étude approfondie sur la stabilité du sol de Bure.
La discussion sur la gestion des déchets radioactifs via l’incident de Bure rend compte des multiples aspects du débat et prises de position. La typologie brossée ici a moins vocation à stabiliser un « modèle » pour ce type de controverses qu’à interroger le sujet en profondeur : alors que l’on reproche souvent leur radicalité aux critiques antinucléaires, il existe bien d’autres façons de réagir et de réfléchir au nucléaire. Plutôt qu’une opposition massive fondée sur la réclamation systématique d’en sortir, il importe aussi à chacun de trouver les moyens d’agir et de se positionner à l'égard d'un problème qui est, lui, irréversible.
Vincent Carlino, Doctorant en Sciences de l'information et de la communication, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.