À l’approche du 44e festival de la bande dessinée d’Angoulême, Rémi Malingrëy a porté son regard graphique sur cet article de Julien Falgas, chercheur correspondants au Centre de recherches sur les médiations (CREM).
La BD serait-elle atteinte d’obsolescence (programmée) ? Rien n’est moins sûr, à condition de lever le nez de la mécanique et du système narratif pour s’intéresser à l’écosystème d’usages dans lequel la bande dessinée évolue désormais.
Dans leur dernier rapport, Gilles Ratier et l’Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée (ACBD) jugent que « l’ensemble du marché du numérique n’arrive toujours pas à convaincre un large public ». Fervent observateur de la bande dessinée numérique, Julien Baudry suggère que les indicateurs choisis ne reflètent pas la richesse et l’inventivité de la production de ces dernières années, y compris en matière de modèles économiques.
Quoiqu’il en soit, les auteurs de bande dessinée pas plus que les écrivains ou les journalistes n’ont trouvé leur planche de salut face à la révolution numérique. De rapports en états généraux on constate le recul des ressources des auteurs, quelle que soit la santé apparente du secteur éditorial considéré.
Souvenons-nous que la bande dessinée moderne s’est épanouie dans la presse autour de 1900. Le succès du journal comme média du XXe siècle doit beaucoup à des contenus qui semblent aujourd’hui bien peu journalistiques, mais auxquels il donnait accès. Ces contenus (jeux, annonces, gags audiovisuels, météo…) sont aujourd’hui organisés par d’autres : moteurs de recherche et réseaux sociaux. Quant à la bande dessinée, sa quête de légitimité tout comme son pouvoir de nostalgie menacent d’occulter sa part audiovisuelle et subversive. À l’ère des super-productions transmédia, cet héritage est précieux pour tous ceux qui tiennent à une création d’auteurs.
La bande dessinée dispose d’un riche héritage à mobiliser dans la réinvention de nos pratiques narratives à l’ère numérique, à condition de ne pas le sacrifier à l’illusoire légitimité de la tradition.
La bande dessinée peine à renouer avec l’approche innovante qui l’a vu naître et grandir
La bande dessinée à ses débuts n’est pas moins innovante que son contemporain, le cinématographe. Les pères de la bande dessinée moderne ont puisé dans les moyens graphiques de l’image populaire pour interroger avec malice la révolution industrielle et sa propension à la séquentialité. Autour de 1900, les comic strips et autres funnies font figure d’attractions dans l’implacable course à l’audience à laquelle se livrent les patrons de presse américains. Les nouvelles technologies de l’époque offrent aux auteurs les moyens de reproduire à l’encre et sur du papier des textes et des images tracés à l’encre et sur du papier. Par la suite, la bande dessinée a perduré au gré des innovations technologiques, jusqu’à la généralisation de l’informatique au cours des 20 dernières années.
Aujourd’hui, la diffusion de bande dessinée sur nos écrans peut être considérée comme une continuité. Pourtant, devant les incertitudes engendrées par la révolution numérique, des états généraux de la bande dessinée ont été convoqués. « Quel sera le modèle économique de l’édition numérique ? Comment mieux exporter la BD franco-belge pour ne pas subir la mondialisation, mais en profiter ? Que faire face aux nombreuses attaques contre le droit d’auteur ? Quid de la montée en puissance des géants de l’Internet ? » s’interrogent les professionnels réunis en association. Tout comme les journalistes ou les écrivains, les auteurs de bande dessinée souffrent des brusques transformations de leur environnement économique. Depuis quelques années, la production traditionnelle accuse un tassement de ses ventes.
Au gré de nos nouveaux usages numériques, les cadres narratifs, économiques et esthétiques qui définissent la bande dessinée croisent ceux des autres traditions narratives : cinéma, télévision, littérature, jeu vidéo ou journalisme. Face à cette convergence caractéristique de l’avènement du numérique, il serait vain de chercher à prédire ce que pourraient devenir nos langages. On peut en revanche chercher à comprendre et expliquer ce qui se déroule sous nos yeux, avec la certitude que la bande dessinée participe à l’évolution en cours.
Légale ou illégale, la bande dessinée numérisée ne convainc pas
Une offre pirate existe de longue date en matière de bande dessinée. Les promoteurs des plateformes légales firent d’ailleurs au téléchargement illégal une publicité inespérée. En 2010 la plateforme Izneo est lancée par les principaux éditeurs sur la place. Alors que les auteurs manifestent leurs inquiétudes devant la diminution de revenus qui risque d’accompagner le développement d’usages numériques, les éditeurs arguent de l’urgence à ériger un rempart face à la menace du piratage. Il s’agit en fait de ne pas abandonner le marché à des opérateurs tels qu’Amazon.
Plus de cinq ans plus tard, le marché numérique de la bande dessinée reste cantonné autour du chiffre symbolique de 1 %. Le piratage de bande dessinée n’est pas en cause tant il paraît anecdotique face à ce que l’on observe dans d’autres secteurs. La Hadopi relève d’ailleurs dans son rapport d’activité 2014-2015 une plus forte consommation licite qu’illicite pour le segment « livres/BD », à la différence du téléchargement de films et de séries télévisées. Ce désintérêt pour l’offre illégale alors que l’offre légale ne décolle pas n’est guère encourageant pour l’avenir économique des auteurs de bande dessinée s’ils ne parviennent pas à s’acclimater à l’ère numérique.
On ne peut innover qu’en sortant des cases
La série Les Autres Gens a démontré que des lecteurs étaient susceptibles de s’abonner pour suivre un feuilleton de bande dessinée en ligne. En 2010, Thomas Cadène fait fi du modèle du blog BD diffusé gratuitement dans l’espoir de signer un contrat d’édition : l’auteur s’inspire de la presse en ligne indépendante pour imaginer le modèle économique d’un ambitieux projet de « bédénovela » numérique. Tirant spontanément parti du potentiel organisationnel des moyens de communication numérique, il entraîne avec lui plus d’une centaine de collaborateurs. Deux ans et demi durant, ils publient un feuilleton quotidien d’une envergure inédite dans l’histoire de la bande dessinée franco-belge. La publication numérique est suivie d’une adaptation imprimée, de traductions et autres cessions de droits à même d’assurer l’équilibre économique du projet.
Pour le monde de la bande dessinée, le modèle de l’abonnement renvoi à l’âge d’or des revues telles que Pilote, Le journal de Spirou ou Le journal de Tintin. C’est ainsi que la réussite de Thomas Cadène a inspiré plusieurs projets de revues. Toutes abandonnent la référence au feuilleton, pourtant partie intégrante de la réussite de leur modèle. Ainsi, Professeur Cyclope poursuit l’idéal d’une revue d’expérimentation numérique en bande dessinée, avec le soutien de la chaîne de télévision Arte. La Revue Dessinée a, quant à elle, adopté un format hybride et diffusable tant en librairie qu’en kiosque ou sur tablettes tactiles. Le succès de cette revue tient à sa ligne éditoriale fondée sur l’alliance entre bande dessinée et journalisme d’investigation.
Formellement très novatrice, la série MediaEntity épouse pour sa part le modèle télévisuel. Et pour cause : les auteurs sont issus d’écoles d’animation (Émilie) et de scénario (Simon). Ils décident pourtant de donner corps à leur univers sous forme de bande dessinée numérique, alors qu’ils n’ont encore que de vagues notions de ce qui se fait en la matière. Après avoir bénéficié d’un programme d’incubation chez Orange, ils décident de ne pas abandonner leur univers trop tôt aux exigences de producteurs audiovisuels. Plutôt qu’un art séquentiel ou qu’un système sémiotique, la bande dessinée est pour eux un moyen d’expression graphique à taille humaine. Lorsqu’ils découvrent le format turbomédia, Émilie et Simon sont conquis : cet hybride entre bande dessinée et storyboard de dessin animé cadre à merveille avec leurs références. Le succès d’estime remporté fin 2012 sur Internet débouche rapidement sur la signature d’un contrat d’édition avec Delcourt.
Face à l’incertitude, lâcher prise et diversifier ses ressources
Le renouvellement de nos pratiques narratives est un incessant aller-retour entre tradition et innovation. Chaque nouvel assemblage narratif est tributaire du bagage de références de ses auteurs et de leur capacité à y recourir spontanément. Impossible pour des lecteurs d’adhérer à un assemblage expérimental, trop artificiel. Une fois le public réuni, encore faut-il composer avec le champ d’attraction des industries culturelles existantes, pressées d’intégrer le nouveau venu à leurs modèles.
Lorsqu’ils en vivent, les auteurs de bande dessinée traditionnelle tirent leurs revenus de la vente d’albums, mais aussi de la cession de droits d’adaptation et de la vente d’originaux. Numériques ou non, la pérennité économique des créations ne semble pas pouvoir échapper à l’hybridation des modèles économiques. Or, si cette diversification semble globalement bénéficier aux artistes, c’est au prix d’une concentration sur une minorité de créations populaires et de bénéficiaires.
Julien Falgas, Chercheur correspondant au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.