Vincent Lowy, professeur au Centre de recherche sur les médiations (CREM) revient, un an après, sur l'une de sa première contribution à The Conversation France :
Un an après, Rémi Malingrëy a porté un regard graphique et personnel sur cet article, qui avait sans grand mérite prophétisé la récolte de statuettes obtenue par le film de Laszlo Nemes. Hollywood a en effet couronné le film bien-pensant envoyé par la Hongrie raciste, antisémite, islamophobe, anti-roms et anti-migrants de Viktor Orban, qui a remporté un succès mondial sur le dos des victimes du national-socialisme. De paradoxe en paradoxe, comment ne pas faire le lien avec le triomphe un an plus tard de Donald Trump et au-delà, la fortune électorale de tous les populistes xénophobes qui se font élire sur des lignes anti-establishement en attirant le vote populaire et l'adhésion des déclassés - et qui sont invariablement des milliardaires ? Salut lorrain à Rémi Malingrëy…
À maints égards, le film hongrois Le fils de Saul se présente comme un film miraculeux, opérant une audacieuse synthèse entre action romanesque, devoir de mémoire et réflexion sur la barbarie. Ancien assistant de Béla Tarr, le jeune cinéaste Laszlo Nemes entend résoudre ou tout au moins questionner l’épineuse équation théorique liée à la représentation cinématographique des crimes génocidaires nazis. Se déroulant entièrement dans un des crématoires de Birkenau au moment de la liquidation des Juifs de Hongrie à l’été 1944, Le fils de Saul met en scène de façon immersive et ultra-réaliste un membre des commandos spéciaux qui reconnaît son fils parmi les victimes de la déportation et forme le projet déraisonnable de l’enterrer rituellement.
Comme souvent dans les camps, cette histoire improbable s’est bien produite : Nemes et sa scénariste Clara Royer se sont inspirés des témoignages connus sous le nom de « rouleaux d’Auschwitz », notamment dus au membre des Sonderkommandos Zalmen Lewental. Quelques lignes tirées de l’ouvrage qui les rassemble, intitulé Voix sous la cendre, leur ont permis d’imaginer le personnage de Saul Ausländer, mort-vivant qui part en quête d’un impossible éclat de dignité et d’humanité dans l’enfer de la Solution finale.
Une proposition esthétique singulière
Auréolé de nombreux prix (le Grand Prix à Cannes, le prix Fipresci de la compétition, le prix François Chalais et le prix Vulcain de la CST), d’un accueil critique unanimement favorable et adoubé par des intellectuels particulièrement sourcilleux comme Claude Lanzmann et Georges Didi-Huberman, ce film est sorti en novembre 2015 et a attiré près 150 000 spectateurs en France. S’inspirant tout à la fois de Stanley Kubrick, d’Elem Klimov et d’Alfonso Cuaron, Nemes fait une proposition esthétique singulière puisque sa caméra accompagne le personnage de Saul de bout en bout, ne laissant apparaître l’action que dans les marges buvardées d’un hors-champ saturé. Nous ne voyons donc que le visage ou la nuque de Saul et parfois ce qu’il voit lui-même, par une forme de renversement dynamique de la caméra subjective.
Jamais les théories de Jean-Louis Comolli (l’écran comme cadre et comme cache) n’ont été mieux illustrées. Dès lors, le regard se perd dans le flou salutaire d’un écran aux proportions subitement redéfinies, à travers une perception tronquée semblable à celle de ces rêves – souvent déplaisants – où une partie de notre champ visuel semble empêchée.
Sur le papier, l’idée est brillante : le réalisme systématiquement désastreux des fictions sur les camps cède la place, par un changement de paradigme astucieux, à une pulsation visuelle pure, soutenue par un montage organique fait de séquences en temps réel, au fil d’un mouvement perpétuel qui débouche sur un impensé, une aporie, un sentiment de creux filmique. Et pendant que le regard fouille les marges béantes de l’écran, l’oreille s’exaspère : une bande-son particulièrement complexe apporte une touche finale en forme de cacophonie à cette nouvelle hypothèse narrative. Nemes braconne dans le hors-champ et laisse au cœur de l’écran un vide inabordable, où domine l’absence d'expression de l’acteur principal. Nemes ayant par ailleurs l’habileté de ne pas abuser des détails scabreux ou des situations de suspens insoutenables qu’autoriserait l’ultra-violence qui régnait dans les crématoires d’Auschwitz-Birkenau, on croit tenir le film parfait.
Un film qui nous laisse seuls
Pourtant, Le fils de Saul nous laisse seuls. Pire, c’est un film qui nous laisse indifférents. Pourquoi ?
Pourquoi ce film a priori bardé de toutes les garanties de sérieux ne nous dit rien, littéralement ? Cette question n’est pas dissociable de l’absence de débat que la sortie du film a suscitée en France (à part quelques timides réserves dans Libération et La fabrique de l’histoire). Le fils de Saul s’est instantanément imposé comme une référence incontournable, le « film d’une génération sur la Shoah » (Arnaud Laporte sur France Culture) : film réparateur et œcuménique, impossible à mettre en cause puisqu’il réconcilie les vertus culturelles du film européen et le remuant grand spectacle hollywoodien – sans oublier le culte du choc visuel cher à YouTube. Nemes s’inscrit dans un héritage exigeant, reprenant à son compte le programme qui était celui de Lanzmann dans Shoah (1985) : se concentrer sur la dimension purement opérationnelle du travail des membres de Sonderkommandos et décrire le processus exterminateur de façon clinique. On l’a oublié, mais Lanzmann ne prétendait pas faire autre chose lorsqu’il a entrepris son film dans les années soixante-dix.
Ce qui rend pourtant Le fils de Saul suspect à nos yeux, ce sont les précautions oratoires prises par le réalisateur à chaque occasion : Nemes ne commence pas une interview sans expliquer qu’il a perdu une partie de sa famille dans les camps. Il parle en revanche beaucoup moins de l’actualité, alors que la situation actuelle de l’Europe montre que tous ces films, tous ces livres, tout ce savoir transmis à travers les commémorations, tous les récits, toutes les installations, tous les musées (le fameux devoir de mémoire) n’auront pas servi à grand-chose. Et alors qu’un film comme Nuit et Brouillard (1955) était présenté par Alain Resnais comme un « dispositif d’alerte » dénonçant la politique répressive de la France lors de la bataille d’Alger, Nemes semble flotter en apesanteur, comme les personnages coupés du monde de Gravity : le caractère formel de l’expérience immersive qu’il propose semble tenir lieu de position morale et politique.
Si bien que la quête de son Antigone moderne n’est finalement pas métabolisée par le spectateur comme un enjeu de récit. L’action répétitive et confuse tourne à vide, comme si la dimension exorbitante de sacré qui s’attache au projet de donner une sépulture à cet enfant métonymique, à ce soldat inconnu de la Shoah, ne faisait jamais sens : on pense moins à Sophocle qu’à Spielberg et aux poncifs bien-pensants rabâchés par le marketing associé à La liste de Schindler (celui qui sauve une vie sauve l’humanité…). Cette absence de visée philosophique nous ramène à l’éprouvante certitude qu’en matière de fiction, on ne fait pas de bons films avec de bons sentiments et qu’à tout prendre, on saisissait mieux la noirceur implacable du phénomène exterminateur à travers les vertiges masochistes de Liliana Cavani (Portier de Nuit) ou les ambiguïtés de Pontecorvo (Kapo) qu’au filtre aveuglant du politiquement correct.
Cette impression est confirmée par les déclarations publiques du jeune cinéaste, lauréat assuré d’Oscars et autres sésames pour la gloire : jamais la situation gravissime de nos sociétés civiles n’est abordée par Nemes, qui ne fait aucun lien entre son film (tourné dans une caserne des environs de Budapest) et le renouveau des nationalismes en Europe. Il y a une étanchéité totale entre notre état d’urgence politique et ce cinéma anachronique, replié sur ses intérêts, encensé par des gardiens du Temple qui ne disent rien du monde dans lequel nous vivons et qui sont autant de symboles d’une intelligentsia essoufflée et désarmée.
Si Nemes semble tout ignorer de la politique raciste et rétrograde de Viktor Orban en Hongrie, est-ce parce que son film est soutenu par le Hungarian National Film Fund et qu’il est le candidat officiel de la Hongrie aux Oscars 2016 du meilleur film étranger ?
Le fils de Saul ne nous dit rien parce que Nemes ne dit rien, absolument rien, dans aucune interview, de la Hongrie populiste du Premier ministre Orban, pays où le parti au pouvoir cible non seulement les réfugiés syriens, mais aussi les Juifs et les Roms, pays où entre Jobbik, Fidesz et autres Croix fléchées pullulent les groupes néo-nazis et où fin décembre sera inaugurée une statue de Balint Homan, ministre des cultes pendant la période Horthy et féroce idéologue antisémite des années 30 et 40.
Vincent Lowy, Professeur en sciences de l’information et de la communication, directeur de l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.