Un an après : l’affaire Dutee Chand, science et sport, le mauvais genre

 
Publié le 3/11/2016 - Mis à jour le 6/11/2017
Le dessin de Rémi Malingrëy.

Alexandre Hocquet est professeur aux Archives Henri-Poincaré. Un an après, Rémi Malingrey a porté un regard graphique et personnel sur son premier article paru sur The Conversation France. C'est l'occasion de revenir sur le sujet à la lumière de développements récents.

Effectivement, pas facile pour la science de tracer la frontière entre hommes et femmes, surtout quand le sport l'y oblige. Aux 800m des JO de Rio cet été, l'hyperandrogenisme a spectaculairement refait surface. 
Caster Semenya, qui avait été accusée de ne pas être assez femme quand elle avait gagné les mondiaux en 2009, a de nouveau dominé ses adversaires. Le podium 100% africain a provoqué la colère de plusieurs concurrentes, Joanna Jozwik, arrivée cinquième, allant jusqu'à déclarer qu'elle se sentait médaille d'argent parce que deuxième blanche (donc vraie femme). Dutee Chand, elle, court de nouveau. Elle ne s'est pas qualifiée pour Rio. Caster Semenya a été la première accusée parce qu'elle gagnait trop facilement. Depuis, de nombreuses athlètes, toutes de pays du Sud, ont été obligées de se faire opérer pour continuer à courir. Dutee Chand est la première à avoir refusé.

Le dessin de Rémi Malingrëy.

En juillet 2014, la sprinteuse indienne Dutee Chand est subitement retirée des listes des athlètes autorisées à concourir aux Commonwealth Games à Glasgow. L’affaire n’est pas sportivement et médiatiquement de grande importance (Dutee Chand n’est pas une favorite), mais la raison de ce retrait intrigue. Il n’est pas du tout question de dopage, mais d’échec à un « test de vérification de genre ». En d’autres termes, elle n’est pas assez femme pour concourir dans les compétitions féminines.

Après l’effondrement initial, elle décide, en octobre 2014, de porter l’affaire devant le tribunal d’arbitrage du sport qui rend finalement son verdict en juillet 2015. Dutee Chand est de nouveau autorisée à courir, mais « l’hyperandrogénisme » (c’est-à-dire le fait de présenter un excès de testostérone) et la question de la frontière entre hommes et femmes dans le sport n’est toujours pas résolue.

Le fait médiatique exceptionnel est qu’une femme refuse le verdict du test de « vérification du genre » et porte l’affaire dans l’arène juridique. Ce tournant est aussi l’occasion de se pencher sur la politique menée depuis l’affaire Caster Semenya par le Comité international olympique (CIO) et la Fédération internationale d’Athlétisme. Depuis les débuts du sport moderne, tracer la frontière entre hommes et femmes a été une obsession des autorités sportives internationales afin de « garantir l’équité sportive ».

En un peu plus de cent ans, les autorités en question ont fait appel à des disciplines de plus en plus sophistiquées pour trancher « scientifiquement », et les échecs successifs ont conduit, dans les années 2000, à pratiquer des tests de genre basés sur l’analyse du taux de testostérone pour définir qui est femme et qui est homme.

Tests de vérification de genre

En 2009-2010, l’affaire Caster Semenya avait fait grand bruit parce que cette athlète sud-africaine s’était mise à tout gagner d’un seul coup dans sa discipline. Ses performances étonnantes ont alimenté un fantasme mondial de tricherie à son sujet. Aucun dopage n’a été révélé, mais un taux de testostérone particulièrement – et naturellement – élévé : il n’en fallait pas plus pour jeter le discrédit sur ses victoires.

On l’accusa de ne pas être une « vraie femme ». Aucune limite réglementaire du taux de testostérone n’ayant été préalablement définie, le bannissement de Caster Semenya a duré plus d’un an pour finalement être annulé, sans clarification. Une frontière entre homme et femme a dû être officialisée en conséquence de l’affaire Semenya.

Pour prévenir la répétition de tels scandales à l’approche des Jeux olympiques de Londres en 2012, les autorités sportives ont décidé de pratiquer des tests de vérification de genre sur les athlètes pendant les compétitions, en dosant la quantité de testostérone qu’elles ont dans le sang. Les femmes échouant au test de genre sont ainsi secrètement « convaincues » d’être opérées pour pouvoir continuer leur carrière sans qu’un scandale éclate.

Caster Semanya en argent lors d’un 800 mètres (août 2012). Jon Connell/Flickr, CC BY-NC

En 2014, le refus de Dutee Chand fait exploser le consensus secret, révèle la crise et provoque la controverse, le procès et l’obligation pour les parties en présence d’argumenter. En quoi le taux de testostérone détermine-t-il le genre d’un individu ? Une athlète à fort taux de testostérone est-elle injustement avantagée dans la compétition ? Est-on une femme normale ou est-ce une pathologie si on présente un taux de testostérone particulièrement élevé ? Et enfin, comment et pourquoi tracer la frontière entre les hommes et les femmes ?

Identité brisée

Dutee Chand, elle, au cours de ces douze mois est devenue un symbole. Tout d’abord, sa carrière sportive a été brisée alors qu’elle n’a rien fait d’illicite et son identité de femme, elle aussi, a été brisée. La décision initiale suite à son échec au test a été de la rendre éligible pour les compétitions masculines, au motif qu’elle présente un taux de testostérone commun chez les hommes ! Elle est aussi devenue un symbole national en Inde. Les athlètes mises au ban, accusées de tricherie, proviennent souvent de pays dits « du Sud ». Ces affaires provoquent un fort sentiment d’injustice nationale.

Enfin, elle est devenue un symbole féministe. Seules les femmes sont soupçonnées, seules les femmes subissent l’humiliation du test, et de sa médiatisation éventuelle. Seules les femmes se voient niées leur condition de genre. Seules les femmes sont interdites de compétition, leur carrière ruinée, leur vie détruite. Seules les femmes subissent des traitements médicaux, des opérations chirurgicales (y compris des excisions !) au seul but de les rendre conformes à une certaine idée de « l’équité sportive ».

Toujours par souci d’équité sportive, on l’a dit, les organismes sportifs cherchent absolument à tracer une frontière entre hommes et femmes. Mais c’est une entreprise scientifiquement vouée à l’échec. L’histoire des sciences convoquées à cette fin (l’anatomie, la physiologie musculaire, la génétique et, enfin, aujourd’hui l’endocrinologie) constitue une liste de techniques scientifiques qui, l’une après l’autre, crée plus de problèmes qu’elle n’en résout, comme le montre la thèse de l’historienne Anaïs Bohuon. Même si les humains sont évidemment divisés en hommes et femmes, la ligne de démarcation entre ces deux populations reste insaisissable.

Pire, la dernière science vers laquelle ces organismes se sont tournés (la chimie analytique au service de l’endocrinologie) trace une frontière qui, en stigmatisant les femmes qui ont trop de testostérone, instaure une limite en dessous de laquelle on est une femme et au-dessus, un homme. Elle définit de facto une femme normale comme un homme déficient en testostérone, un sous-homme et, en définitive, on soupçonne d’iniquité la femme exceptionnelle.

Cet article a été rédigé avec le concours des étudiants de licence d’Humanités : l’affaire Dutee Chand représente l’étude de cas emblématique que j’utilise pour mon cours « Sciences & Sociétés ».

The Conversation

Alexandre Hocquet, Professeur des Universités en STS, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.