Dans la revue Brain, Behavior, and Immunity, Jaouad Bouayed, chercheur en neurosciences à l'Université de Lorraine (à LCOMS), et Torsten Bohn, chercheur au Luxembourg Institute of Health, ont publié un article sous forme d’opinion sur la propagation de la Covid-19.
Selon eux, le SARS-CoV-2, contrairement aux précédents coronavirus humains, court-circuite le sickness behavior, le comportement adaptatif qui permet de réduire l’infection au sein de la communauté. Ainsi, la transmission du nouveau coronavirus d’une personne à une autre peut se poursuivre, assurant à la pandémie infectieuse de la Covid-19 une propagation très rapide.
Le rôle adaptatif du comportement défensif du sickness behavior contre les maladies contagieuses
"En effet, quand un individu développe une réaction inflammatoire systémique suite à une infection, telle que lors d’une grippe, il se produit ce qu’on appelle le sickness behavior : le syndrome du comportement de la maladie", explique Jaouad Bouayed. "En général, comme chacun de nous l’a expérimenté un jour, l’individu développe de la fièvre, se sent fatigué et triste, se replie sur lui-même, s’isole, se désintéresse de tout même des relations sociales, perd sa libido et son appétit, dort trop voire devient léthargique, et parfois l’individu peut même manifester des troubles cognitifs et de la confusion. Ces symptômes sont finalement très proches de ceux de la dépression. Tous ces changements adaptatifs développés au cours de la maladie ont pour but de renforcer la réponse du système immunitaire du malade ; mais également jouent un rôle évolutif qui consiste à ralentir la propagation de l’infection au sein de la communauté, typiquement en diminuant les interactions sociales de la personne malade. De plus, les symptômes même les plus subtils peuvent être détectés par les personnes saines (non-infectées), ce qui active leur « système immunitaire comportemental ». Les symptômes agissent comme un signal d’alarme ce qui permet aux individus sains d’éviter tout risque d’infection, en adoptant un comportement protecteur tel que la distanciation physique".
Le sickness behavior est un comportement évolutif et conservé, depuis les insectes jusqu’aux mammifères, pour faire face aux infections. Pour le chercheur, le déclic a eu lieu lorsqu’une équipe a observé que les individus malades d'une colonie de chauves-souris vampires pratiquaient la distanciation sociale pour ne pas répandre l’infection au sein du groupe. On peut se demander pourquoi chez l’humain, le sickness behavior n’a pas joué son rôle adaptatif en limitant la propagation de la maladie contagieuse de la Covid-19.
La Covid-19 et le sickness behavior : une comparaison avec les coronavirus épidémiques
"Le sickness behavior est extrêmement variable chez les individus infectés par le coronavirus : il peut se présenter sous des formes légères mais aussi il peut être modéré, sévère voire critique", souligne le chercheur. "Si on compare le SARS-CoV-2 (apparu en 2019 qui touche aujourd’hui plus de 93 millions d’individus avec une mortalité de 2%) aux autres coronavirus humains épidémiques, tous responsables d’un syndrome respiratoire sévère : le SARS-CoV-1 (apparu en 2003 qui a touché environ 8 000 personnes avec une létalité de 10% ) et Mers-CoV (apparu en 2012 qui a touché environ 2 500 personnes avec un taux de décès de 35%), on se rend compte rapidement que le nouveau coronavirus est moins pathogène alors qu’il est extrêmement contagieux, entrainant plus de victimes en raison de sa grande diffusion dans la population. Tandis que l’excrétion des autres coronavirus (le pic) se produit durant la phase sévère de la maladie (c’est-à-dire du 7ème au 10ème jour après l’apparition des symptômes); l’excrétion du nouveau coronavirus par les personnes infectées est élevée dès l’apparition des symptômes jusqu’au 5ème jour de la maladie. Au-delà du 9ème jour du sickness behavior, le SARS-CoV-2 n’est plus viable même si les individus continuent à excréter les particules virales. Le fait que les individus sont infectieux dès la forme légère de la Covid-19 confère un avantage évolutionnaire pour le SARS-CoV-2. Sans doute, le sickness behavior léger est insuffisant pour réduire l’activité de la personne infectée, et de ce fait de diminuer ses interactions sociales. La forme symptomatique de la Covid-19 la plus prépondérante est la forme légère. Certaines études de cohorte trouvent que les personnes atteintes de la Covid-19 légère représentent jusqu’à 81 % des individus symptomatiques. "
La Covid-19 et le sickness behavior : une comparaison avec la grippe saisonnière
Bien que la Covid-19 apparaisse comme une grippe, avec des symptômes communs tels que la toux, la fièvre et les maux de tête, là aussi les chercheurs ont aussi relevé des différences notables entre les deux infections aussi bien par rapport au moment de l’apparition du sickness behavior (la durée de l’incubation) que par rapport au moment du pic de l’excrétion du virus. "Les virus de la grippe, y compris les 4 coronavirus humains (HCoV) endémiques, ont une incubation courte : dès le 1er jour de l’infection, il y a l’excrétion du virus dont le pic est atteint le 2ème jour. L’excrétion virale est concomitante avec l’apparition des symptômes dont le pic est atteint le 3ème jour. Cependant, la durée de l’incubation du SARS-CoV-2 peut durer jusqu’au 14ème jour : chez 97,5% des individus les symptômes apparaissent le 11ème jour après l’infection (le 5ème jour correspond à la période médiane de l’incubation). En outre, la contagiosité par le nouveau coronavirus peut culminer avant l'apparition du sickness behavior et les patients Covid-19 peuvent être infectieux 1 à 3 jours avant l’apparition des symptômes, ce qui confère au SARS-CoV-2 un avantage extraordinaire pour sa propagation silencieuse" explique Jaouad Bouayed.
La Covid-19 et l’absence du comportement adaptatif du sickness behavior
Par ailleurs, il est estimé que de 20 à 40% d’individus infectés par le nouveau coronavirus ne présentent aucun signe de la maladie. Les études ont montré que la charge virale des sujets asymptomatiques est similaire à celle des symptomatiques ; cependant la clairance virale chez les asymptomatiques est beaucoup plus rapide avec un potentiel de contagiosité situé au début de l’infection. Il est estimé que les asymptomatiques et les pré-symptomatiques sont responsables de 56% de la propagation de la Covid-19. "Sans le sickness behavior, l’activité du porteur du SARS-CoV-2 ne va pas baisser et par conséquent cet individu infecté ne va pas chercher à se soigner, ce qui peut faire de lui un super-propagateur" rappelle le chercheur. Dans une précédente publication, les deux chercheurs ont émis une nouvelle hypothèse selon laquelle le nouveau coronavirus pourrait pousser une minorité de personnes, dès la phase asymptomatique, à adopter des comportements permettant une meilleure propagation du virus. C'est notamment le cas des super-propagateurs, responsables de plus de 80% des contaminations au coronavirus.
Enfin, les enfants sont moins vulnérables au SARS-CoV-2 puisqu’ils développent rarement la Covid-19, et donc sont rarement hospitalisés par rapport aux autres catégories d’âges. Cependant, il a été montré que la charge virale chez les enfants est similaire à celle des adultes. Par conséquent, les enfants pourraient constituer un maillon important dans la chaine de la transmission du virus. Cette hypothèse est renforcée par le fait que le sickness behavior ne se manifeste généralement pas chez les enfants infectés. Une étude épidémiologique en Inde a montré que les enfants se contaminent entre eux. Contrairement à ce qui a été revendiqué, une étude a montré que les enfants ont été responsables d’un cluster dans une crèche en Pologne, en infectant des adultes. "Cependant, d’autres études sont nécessaires pour montrer si le rôle joué par les enfants, dans la chaine de la transmission de la Covid-19, est moins important que celui des adultes ou plutôt s’ils sont des propagateurs silencieux du virus au sein de la communauté", estime le chercheur.
Cet article vient rappeler l’importance du port du masque et l’application des gestes barrières. "Les coronavirus sont connus par leur fort potentiel évolutif. Le fait que le nouveau coronavirus, le SARS-CoV-2, déjoue le rôle adaptatif du sickness behavior est en faveur de son succès évolutif, faisant des asymptomatiques, des pré-symptomatiques et des individus avec des symptômes légers la clef de sa transmission durant cette pandémie", conclue Jaouad Bouayed.
Références
- https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/jmv.26446
- https://factuel.univ-lorraine.fr/node/15298