Le Forum Université Justice, un « pont » entre théorie et pratique du droit et de la justice

 
Publié le 31/10/2023

En ligne depuis janvier 2022, le Forum Université Justice est un espace de dialogue numérique sécurisé réservé aux magistrats (ordre judiciaire et administratif), chercheurs et enseignants-chercheurs de toutes disciplines qui s’intéressent au droit et à la justice. Sa vocation est plurielle : partager, diffuser et décloisonner les savoirs pour nourrir les réflexions sur la justice et ses missions, stimuler une recherche empirique qui confronte la théorie à l’expérience, créer des ponts entre chercheurs et praticiens, relier l’Université au monde extérieur.

Factuel est allé à la rencontre de sa fondatrice, Nathalie Fournier de Crouy, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine, en poste à l’IUT de Metz, membre de l’Institut François Geny.

Factuel : Quelles sont les origines du Forum Université Justice ? 

Le Forum est une initiative lorraine à deux égards.

D’une part, nous faisons tous le constat selon lequel la recherche en droit a une dimension analytique, explicative et prospective. Dans d’autres domaines scientifiques, la recherche a une dimension expérimentale ou empirique. En Économie par exemple, science assez proche du droit, certains travaux de renom s’appuient sur une méthodologie purement expérimentale, je pense notamment aux travaux sur la pauvreté menés par le couple Esther Duflo et Ab. Banerjee et leur équipe. [(Ab.), Duflo (E.), Repenser la pauvreté, Essais, Éditions du Seuil, 2012].  Ainsi, en reliant ces constats, j’ai voulu proposer un espace de rencontre entre ceux qui pensent le droit et ceux qui le pratiquent. Ce Forum est donc un lieu où magistrats et chercheurs peuvent confronter leurs savoirs, expertises et expériences, unir leur audace et leur créativité pour expérimenter de nouvelles façons de rendre la justice : soit pour améliorer la protection des personnes, soit pour renforcer les leçons de vie et le sentiment de paix que toute justice devrait procurer aux justiciables.

D’autre part, il existait un support numérique adapté à ce projet. Ce support, on le doit à un magistrat lorrain, François Staechele, qui dans les années 80, alors président de la Cour d’appel de Metz, créa avec le service informatique de sa juridiction des « listes de discussion » par fonction (juge civil, JAF, JAP, juge des mineurs, parquet, etc.) ouvertes à tous les magistrats de la justice judiciaire. La magistrature française a ceci de spécifique que les magistrats changent de fonction régulièrement tout au long de leur carrière, navigant du siège au parquet. Grâce à ces listes, les magistrats pouvaient partager leurs savoirs et expériences, s’entraider, faire œuvre de « compagnonnage » suite à un changement de fonction. Lorsque je lui ai proposé l’idée du Forum, François Staechele a accepté de créer une liste ouverte aux universitaires pour faciliter la coopération entre chercheurs et magistrats ayant des sujets d’intérêt commun.  

Factuel : Quelle est la vocation de ce Forum ?

La vocation de ce Forum est avant tout scientifique. À ce titre, il vise à développer une recherche appliquée et interdisciplinaire orientée vers les besoins de la Justice, par la rencontre de savoirs, d’expertises et d’expériences de terrain des uns et des autres. Grâce à ce « pont » numérique, un chercheur pourra apporter un savoir, confronter ses intuitions à la réalité du terrain. Mais cela va dans les deux sens. L’opportunité est aussi offerte aux magistrats de prendre part au débat scientifique (autorisé par l’art. 8 de l’ordonnance statutaire n° 58-1270 du 22.12.1958) ou de partager une interrogation pour prendre de la hauteur sur leurs propres pratiques.

En outre, ce Forum a une vocation pluridisciplinaire. Parce que la justice est confrontée à des problèmes sociétaux complexes nécessitant des regards pluriels, il permet à tout chercheur de toute discipline de partager un travail publié sur le Forum pouvant éclairer le magistrat dans ses fonctions. Le décloisonnement des savoirs est aujourd’hui indispensable pour traiter les phénomènes que la justice connaît. La force de l’interdisciplinarité, nous l’avons tous découvert dans nos chemins respectifs de chercheurs : il est important de savoir « déporter » son regard pour dépasser ce que l’on sait, ce que l’on connaît, car la vérité est au-delà, c’est ce qui la rend si fragile. Aujourd’hui, la justice est confrontée à de nombreux défis à la fois techniques et humains : faire face aux enjeux de l’ère numérique, protéger les victimes de violence intrafamiliale, d’actes terroristes, des conséquences néfastes pour le Vivant de notre modèle économique, sans compter la multitude de dossiers révélant des conflits interpersonnels en tout genre mais aussi la condition dramatique des détenus. Nul doute que les savoirs de toutes les disciplines répertoriées au CNU pourraient apporter des lumières précieuses aux acteurs de la justice. Toutes ces questions peuvent trouver dans l’expertise objective des chercheurs des réponses fines et pertinentes non pour juger ou condamner les faits dommageables, mais pour « guérir et transformer » tant leurs victimes que leurs auteurs et « optimiser » le fonctionnement de la justice.

En résumé, l’objectif principal de ce Forum est de relier les savoirs pluriels à des problèmes réels, et cela conformément à l’une des missions du chercheur, présente dans l’art. L. 112-1 du Code de la recherche : « Partager et diffuser les connaissances scientifiques au service de la société ». Ce faisant, le Forum facilite les liens entre personnes de divers mondes qui partagent des questions, aspirations communes, mais aussi un socle de valeurs déontologiques commun incluant l’objectivité, la neutralité, l’intégrité, la recherche de la vérité. Le Forum est donc un lieu de coopération, de synergie et d’intelligence collective au service du progrès du droit et de la justice, indépendamment du processus législatif et du pouvoir politique.

Ce Forum pluridisciplinaire est un moyen simple de mettre à disposition des magistrats des savoirs multiples, afin de nourrir et inspirer leurs pratiques judiciaires et leur pouvoir prétorien.

Factuel : Quels sont les partenaires institutionnels de ce projet ?

Il est intéressant de relever que dès son origine, François Staechele a souhaité que l’outil numérique qu’il avait mis en place soit hébergé par une entité « indépendante » de l’institution judiciaire. L’Université de Lorraine a été le premier hébergeur de ces listes, puis c’est l’Association Thémis home, association à but non lucratif dont il est président, qui a pris le relais.

En outre, grâce à sa vocation scientifique et interdisciplinaire, le Forum a bénéficié du soutien de l’Institut des Études et de la recherche sur le droit et la justice (IERDJ) dès son lancement.

L’École nationale de la magistrature a également offert un « soutien de principe » à ce Forum qu’elle perçoit comme un vecteur de formation continue pour les magistrats.

Enfin, les laboratoires universitaires et instituts de recherche sont des partenaires précieux chaque fois qu’ils font de la publicité du Forum auprès de leurs membres.

Factuel : Concrètement, comment fonctionne le Forum Université Justice ?

Pour l’heure, le Forum fonctionne comme une liste de discussion à laquelle on s’abonne en cliquant sur la liste « Université-justice » hébergée par l’Association Thémis-home.  Il s’agit d’une liste « sécurisée » dont l’accès est validé par un administrateur magistrat ou universitaire qui vérifie l’identité professionnelle du candidat. L’inscription doit se faire avec une adresse institutionnelle (univ.fr, cnrs, justice.fr). Une fois que votre inscription est validée, chacun peut se joindre à un fil de discussion ou créer une discussion nouvelle en écrivant un email à l’adresse du Forum, après avoir pris connaissance de la Charte éthique qui régit les débats.

Bienveillance, respect des idées, intégrité des sources, transparence et déclaration préalable de conflit d’intérêts pour les chercheurs exerçant une activité de consultant, anonymisation des décisions partagées s’imposent d’abord et en tout lieu. Mais parce que le Forum est aussi un « laboratoire d’expérimentation et d’émulation » la créativité y a toute sa place, chacun est invité à sortir des sentiers battus. Quant à l’idéalisme, il est un invité toujours apprécié.

Enfin, il est nécessaire de préciser que le Forum est aussi un réseau interprofessionnel destiné à susciter le co-questionnement et une émulation saine entre recherche et terrain.  Il ne produit pas de contenu scientifique en tant que tel, et il n’y a pas de synthèse des débats, seul un bilan annuel d’activité est publié. Mais il est un lieu de partage des sources. L’historique des discussions est accessible dans les Archives sur chaque compte utilisateurs. Par ailleurs, ces premiers mois d’expérimentation ont montré que certaines discussions visibles par tous les membres lorsqu’elles sont initiées peuvent se poursuivre en mode « privé » (par téléphone ou email) si les interlocuteurs d’une discussion souhaitent aller plus loin dans l’échange.

Factuel : Quelles sont les évolutions attendues du Forum ?

Depuis son lancement en janvier 2022, le Forum a d’ores et déjà produit des résultats encourageants. Mais il est encore un projet à l’état d’expérimentation et donc évolutif notamment sur la forme (le support informatique) et sur son accessibilité (la question de l’ouverture aux avocats est en débat).

Pour l’instant, dans sa forme bêta, le Forum compte environ 200 membres universitaires et magistrats et ce, de tous horizons. Il est utilisé principalement pour partager des sources publiées, des cas anonymisés, des questionnements ouverts, des invitations à des webinaires ou colloques, discussions techniques, etc. Le prochain objectif est d’ouvrir des discussions pluridisciplinaires et de promouvoir des partenariats « université justice », sous forme d’atelier de jurisprudence, tradition qui s’est perdue avec le temps.

Dans l’élan du Forum, j’ai d’ailleurs souhaité mener une nouvelle expérimentation interprofessionnelle en Lorraine : la création d’un atelier de jurisprudence. L’objectif de cet atelier est d’associer des magistrats, des avocats et des chercheurs dans une « analyse réflexive de l’activité judiciaire » pour trouver des réponses collaboratives à des problèmes réels que connait la justice.

Pour l’heure, l’expérimentation est menée à Metz en partenariat avec la Cour d’appel, le barreau de Metz et l’Institut François Geny sur deux thématiques 1. « Rationalisation et harmonisation du préjudice moral » ; 2. « Que faire du temps d’incarcération pour qu’il soit bénéfique aux détenus ? ». Les deux axes pilote de cet atelier expérimental sont portés par deux maîtres de conférence en droit à Nancy et à Metz. Ces études sont en cours. Si des chercheurs d’autres disciplines de l’Université de Lorraine souhaitent participer à cette expérimentation, qu’ils n’hésitent pas à me contacter (nathalie.fournier-de-crouy@univ-lorraine.fr).

 

Pour aller plus loin :