Trois enseignants-chercheurs face aux attentats du 7 janvier 2015

 
Publié le 2/02/2015 - Mis à jour le 8/05/2023
Trois enseignants-chercheurs échangent dans un bureau, autour d'une table ronde.

Les attentats perpétrés le 7 janvier au siège de la rédaction de Charlie Hebdo et à Montrouge ont entrainé une large mobilisation. Comment réagissent ceux dont les objets d’étude sont concernés par ces évènements ? Pour le savoir, nous avons réuni :

Comment aborder ces évènements avec des étudiants ?

Arnaud Mercier est catégorique : il était impossible pour lui de ne pas aborder ces évènements en cours tant en licence Info-com qu’en master de journalisme. « Pour moi c’était cathartique : j’ai passé tout un week-end à préparer une séance de deux heures ». Pour le fondateur de l’observatoire du webjournalisme, « tout le reste est devenu dérisoire face à la nécessité de lutter contre l’insondable bêtise humaine ». Il faut dire que ses réflexes de veille sur Twitter l’ont rapidement confronté aux positions les plus violentes : des extrémismes de tous bords aux partisans de thèses conspirationnistes. « Je me suis dit que certains étudiants pourraient l’avoir écrit, cela m’a convaincu qu’il fallait que j’aborde cela en cours ».

Pour Claude Poissenot, il s’agit de distinguer les attentats « bruts, lâches, violents » et les réactions qu'ils ont suscitées. Enseignant en département Info-com et à l’IUT Charlemagne, Claude Poissenot a surtout été marqué par « le caractère massif et unanime des manifestations du 11 janvier. Elles ont montré qu’il existe quelque chose qui nous rassemble au-delà des clivages politiques. C’est là-dessus que j’ai porté le commentaire avec mes étudiants ». En signant un texte intitulé Nous sommes la République !, il a souhaité mettre l’accent sur le « nous » qui s’est révélé au travers de ces milliers de concitoyens rassemblés derrière des pancartes qui disaient « je suis… [Charlie] ».

Pour Roger Pouivet, impossible d’adopter la posture de décryptage de ses collègues : « je ne crois pas que les philosophes puissent être là pour décrypter quoi que ce soit, il n’y a pas de thèse stupide ou malsaine qui n’ait été soutenue par un grand philosophe ». D’ailleurs ses étudiants n’ont pas formulé de demande en ce sens. Arnaud Mercier s’interroge pourtant : « "y a-t-il une limite à la liberté d’expression ?" N’est-ce pas une vraie question philosophique ? » Le philosophe acquiesce, avant de préciser : « c’est la liberté de la presse qui a été remise en question ici. L’expression de Charlie Hebdo n’était pas la bienvenue, mais elle ne contrevenait à aucun interdit juridique ».

Des faits guidés par une rationalité avant tout politique

Pour Roger Pouivet qui consacre ses travaux de recherches à l’épistémologie des croyances religieuses, il y a matière à douter de la foi religieuse qui anime les auteurs de tels attentats. « Quand on est croyant, on est conduit à penser que sa religion est la vraie, je ne vois pas comment il en irait autrement. Mais les conclusions que vous en tirez pour régir votre comportement vis-à-vis des incroyants ne relève pas de votre foi ». Abondant en ce sens, Arnaud Mercier voit dans les attentats l’expression d’une rationalité politique plus que religieuse. Roger Pouivet ajoute l’hypothèse d’une dérive personnelle de jeunes gens en quête d’exposition médiatique. Nos interlocuteurs s’accordent ainsi à dire que le terrorisme est une stratégie politique qui profite d’aspirations individuelles à obtenir l’attention des médias dans le but de pousser la société vers le conflit. « Les leaders islamistes provoquent de tels gestes pour encourager des actes islamophobes qui justifieront a posteriori l’idée de choc des civilisations » conclut Arnaud Mercier.

Des chercheurs critiques vis-à-vis de leurs institutions

Intellectuels et universitaires sont abondamment convoqués dans les médias pour apporter des explications. Pourtant, Roger Pouivet se demande s’il ne serait pas préférable que les médias se cantonnent à divulguer l’information : « j’ai surtout entendu des gens aux compétences très limitées pour parler de la religion musulmane, alors que nous avons de grands spécialistes dans le monde universitaire ». Pour avoir dirigé une thèse sur la médiatisation des chercheurs en sciences sociales, Arnaud Mercier rappelle que certains des chercheurs qui n’interviennent pas dans les médias expriment du ressentiment pour ceux qui le font souvent. « Ceux qui donnent des clés de compréhension à tous sont mal perçus par la communauté scientifique » déplore Claude Poissenot qui souhaite le partage des savoirs hors des instances universitaires soit mieux valorisé.

Arnaud Mercier reconnait que l’expression médiatique n’est pas accessible à tous, notamment du fait de la concentration des grandes rédactions en Région Parisienne. Une concentration qui coïncide avec un monde universitaire lui aussi très centralisé aux yeux de Roger Pouivet, qui rappelle en outre que l’université française n’a pas l’apanage de la formation des élites et des intellectuels. Pour lui qui a enseigné quelques mois aux Etats-Unis, la différence est frappante. « A Saint Louis University ou à la Washington University de Saint Louis, il y avait des débats quotidiens entre universitaires, étudiants et citoyens autour des évènements de Ferguson » [suite au décès d’un jeune noir tué par un policier]. Arnaud Mercier ajoute que les traditionnelles séparations disciplinaires n’encouragent pas une culture de confrontation des savoirs universitaires. Si ces critiques adressées par les chercheurs à leurs institutions ne sont pas neuves, elles semblent ravivées par le choc imposé par l’actualité récente.