L'évolution des métiers du livre, entretien avec Eric Fottorino

 
Publié le 13/02/2020 - Mis à jour le 24/05/2023

Eric Fottorino, journaliste (LeUn, America et Zadig) et romancier, a été invité dans le cadre d’une rencontre-entretien avec les étudiants du DUT Information-Communication, option Métiers du Livre de l’IUT Nancy-Charlemagne (Université de Lorraine) dont il est le parrain pour la promotion 2019-2020.

Interrogé par Olivier Huguenot, libraire et enseignant-chercheur associé, Anne Strasser, enseignante-chercheuse, Emmy Peultier, professeur d’anglais et Céline Michelot, étudiante en deuxième année en DUT Métiers du livre, Eric Fottorino a répondu avec clarté et enthousiasme aux questions.

Comment voyez-vous les mutations en cours dans le monde du livre et de la presse ? 

OH : A l’écoute de la matinale de France Inter, le 25 décembre 2019, vous répondez à une question d’Ali Badou à propos du journal papier et de la lecture en numérique : "l’offre c’est le journal, la demande, c’est le numérique….". En librairie, c’est un peu pareil, c’est une question d’équilibre, on doit d’abord répondre à une demande du client, mais ce qui fait la qualité d’un fonds, c’est l’offre proposée, l’offre diversifiée qui fait notre marque de fabrique. Prenons un moment pour évoquer le monde du livre, de l’édition, les prix littéraires, les libraires, les bibliothécaires. Quel regard portez-vous sur les évolutions de ces professions ?

EF : Il y a à la fois une ambivalence et une symbiose entre l’offre et la demande. Le marché est en demande d’immédiateté et l’offre papier représente une forme d’oasis dans ces mutations technologiques et cette accélération. La révolution numérique à l’œuvre nous met en face d’un réel qui se pare des atours du virtuel et érige la vitesse en vertu. Mais le risque physique de cette accélération n’est-il pas de perdre connaissance, de ne plus penser ? Les modalités d’acquisition du savoir via le mode de requêtes permanentes nous permet-il encore de nous intéresser à ce que l’on a trouvé ? Je pense que les métiers du livre sont la garantie, certes fragile, que l’homme ne se perdra pas même s’il est parti vers d’autres univers. Ce sont des métiers de combat, et pas seulement de transmission et de culture, qui permettent la lenteur, la nuance et le discernement. Sans être dans le conservatisme, ces métiers doivent évoluer, se réinventer mais le livre est toujours en phase avec le réel. 

En quoi la « culture de l’actualité » peut-elle être envisagée comme une arme ? 

OH : Enseignants et libraire nous sommes persuadés que la culture générale d’un libraire ou d’un bibliothécaire s’acquiert par une lecture quasi quotidienne de l’actualité (presse, radio, télé...) Comment se constituer une culture de l’actualité ?

EF : L’actualité nous permet de nous enraciner dans le « maintenant » mais il est nécessaire de sortir de l’écume des choses pour entrer dans l’analyse, pour envisager les choses dans un temps long, une inscription géopolitique et historique et ainsi éviter le présentéisme et la tyrannie de l’immédiateté. Il faut faire le lien entre ce que le présent nous dit et ce que le passé nous a appris. Cela permet d’orienter le regard porté sur le « maintenant ». Ce qui compte c’est la métabolisation, la capacité à se nourrir des analyses passées. 

Le Un, America et Zadig : des objets de presse, symboles d’un nouveau modèle émergent ? 

OH et EP : Le 9 avril 2014 paraît l’hebdo le Un, publication unique dans la forme (une unique feuille pliée) comme sur le fond (un seul sujet d’actualité à travers le regard d’écrivains, de chercheurs, d’experts, de géographes, de poètes…) sans publicité, et vendu également en librairie.  Journal d’inactualité dites-vous ? Comment définir l’inactualité ? En mars 2017, vous lancez le magazine trimestriel America avec François Busnel dans lequel vous vous donnez comme objectif « le moment Trump » c’est-à-dire de publier le magazine jusqu’au départ du Président des Etats-Unis.  En mars 2019, nouveau défi, vous lancez Zadig dont l’ambition est de « rendre la France lisible » Vous écrivez dans l’éditorial : « une aventure éditoriale qui raconterait notre pays », Chacun a une histoire différente. Comment se construisent-ils ? Comment les thématiques sont-elles définies ? Quel travail d’équipe ? Au-delà de ces questions, comment imaginez-vous ou plutôt comment se construit en 2020 un nouveau modèle de la presse ?  D’ailleurs, vous avez fait le choix de diffuser vos revues dans les librairies et en maison de presse.

EF : Nous avons créé Zadig car nous avons fait le constat que nous ne comprenons plus notre pays et nous l’avons décrit par la formule : toutes les France qui racontent la France. Il s’agit de saisir le réel par des capteurs de proximité, sur le terrain, permettant d’être bousculé par le réel en s’y confrontant, en vivant l’expérience pour être autorisé à en parler. L’alchimie des écrivains, reporters, chercheurs, photographes, illustrateurs impliqués dans sa fabrication veut montrer l’idée multiple de notre pays. C’est un objet de presse vendu en librairies autant qu’en kiosque ou maisons de la presse. Il est imprimé sur du papier de livre, conçu pour être conservé comme un livre et offrir du plaisir de lecture. Il s’agit pour moi de rendre le temps que la vie nous prend avec ces technologies invasives. Nous avons fait le choix d’une liberté éditoriale et d’un modèle économique sans publicité qui nécessite de nous adapter à des lecteurs exigeants qu’il faut fidéliser. Tenir notre promesse éditoriale nous engage. C’est un « combat de rue » en ce sens que démocratie et kiosque de presse sont indissociables.  

Est-ce que l’on peut dire que le lien entre vos deux activités est votre façon d’appréhender la littérature comme le pouvoir de changer le monde ? 

OH : Comment après avoir dirigé le quotidien Le Monde, on passe à une formule plus soft (le romaUn), mais aussi plus littéraire ? Vous dites dans votre roman « L’homme qui m’aimait tout bas », en hommage à votre père adoptif :« Un roman, ce sont des tripes, des sentiments, des fragments d’existence en toutes lettres…Tourner la page, l’expression prend un sens nouveau à mes yeux. En tournant les pages, je lui redonne vie. Tourner la page, c’est le contraire de faire disparaître. C’est ranimer, ressusciter, une voix, la sienne, sa silhouette, son regard, ce fond de gentillesse au milieu de ses silences bourrus ». Autant, dans vos revues, on sent l’intérêt immédiat pour l’actualité, la chose publique, le monde des idées, et dans vos romans, c’est plus personnel, vous évoquez votre vie, votre vie familiale, vos pères, votre mère…. Pourquoi cette distinction ? 

EF : Je viens du journalisme. J’ai passé 25 années au quotidien Le Monde dont 5 années comme directeur. Le Monde, c’était le monde des autres mais pas le mien. La seule manière d’y parvenir c’était d’écrire. Et c’était d’autant plus aisé que j’avais apprivoisé l’écriture par le journalisme. J’ai l’impression d’être né par mes livres. Il y a une puissance de révélation dans les romans que je trouve irrésistible. On écrit pour pouvoir se taire et une fois écrit, on peut oublier ce que l’on a raconté. On peut changer le monde par le roman. D’où la place des écrivains dans la presse.

AS :  Vous êtes journaliste, mais aussi écrivain. La littérature est présente dans le Le Un, Zadig. Comment êtes-vous venu à la littérature en tant qu’écrivain, à cette prose si personnelle et intime ? Comment s’articule-t-elle à l’écriture journalistique ? 

EF : J’ai écrit mes premiers articles à 20 ans. Je n’avais jamais songé à écrire autre chose. C’est Erik Orsenna avec qui je travaillais sur une mission qui m’a encouragé et engagé à écrire. L’écriture est une chose difficile, quoi qu’on écrive : je me vois tournant autour de mon bureau, ne parvenant pas à me mettre à l’écriture de mon premier article pour Le Monde, j’avais 20 ans ! Cela m’a pris du temps, mais j’ai écrit mon premier récit La Rochelle. Puis j’ai continué, non sans difficulté, non sans la nécessité de prendre « congé » quelques mois de mon activité de journaliste pour pouvoir écrire : ma première mouture fait toujours le double du récit final… C’est dire ! Mes récits puisent dans mon histoire familiale, compliquée, douloureuse aussi, mais j’ai l’impression qu’une fois que j’ai écrit, je peux « oublier ». Je ne me souviens d’ailleurs pas du tout des contenus de mes livres : les lecteurs si, comme cette lectrice qui m’a demandé dans quel livre j’avais donné la recette des gâteaux à l’anis. Impossible de m’en souvenir ! Et j’ai ouvert au hasard L’homme qui m’aimait tout bas, à la bonne page… Je crois au pouvoir de la littérature, y compris pour informer : il y a toujours dans les numéros du 1un texte patrimonial, dans Zadig, la contribution d’un écrivain contemporain. La littérature est plus puissante que la presse, la littérature est la plus puissante. 

(crédits photos : service communication IUT Nancy-Charlemagne)