Jean-Pierre Husson est professeur au centre de recherche en géographie LOTERR, il revient sur sa première contribution à The Conversation France :
Publié à l’occasion du Salon de l’agriculture 2016, cet article est désormais porté par une touche poétique, celle du dessinateur Rémi Malingrëy, avec la référence gaullienne aux 365 fromages évoquant la foultitude de paysages agraires qui composent notre patrimoine, partagé et à transmettre. Rejoignons la palette optimiste de l’artiste, mais sans baisser la garde face à la banalisation des paysages et à l’érosion de la biodiversité.
Sur des siècles, des générations successives ont bâti des finages soignés, déjà perceptibles dans les enluminures du livre d’Heures du duc de Berry (XVe siècle). Pour la communauté rurale, ces finages rassemblaient un ensemble fort varié de terres cultivées pour subsister, disposer du pain quotidien et du pot (potage). Ces mêmes surfaces correspondent aujourd’hui à l’étendue d’une ou deux fermes. Découlèrent de ces pratiques agraires des paysages riches en biodiversité, souvent pittoresques, tracés dans des mailles étroites.
Perçues comme presque immobiles, ces organisations ont pourtant évolué sur des pas de temps très longs. Des successions d’occupations spatiales dynamiques et très variées s’enchaînèrent. Les temps troublés virent ainsi l’effondrement des paysages (haut Moyen Âge, épisodes de la Guerre de Cent Ans). Entre 1827 et 1990, la forêt fut très conquérante, sa surface passant de 6,4 à 13,6 millions d’hectares.
Dans la mémoire des sols
Petits polyculteurs et laboureurs aidés par des cohortes abondantes de manouvriers avaient construit des paysages que nous idéalisons parfois. Jusque vers 1860, ces ruraux ont accompagné la transition démographique qui fit des campagnes pleines, voire surpeuplées, avant que les révolutions industrielles successives permettent d’aller vivre à la ville.
Tous ces épisodes empilés forment une matrice territoriale revendiquée, chargée de valeurs patrimoniales ou fondatives pour notre Nation. Dans les paysages évoqués se retrouvent des lignes de force, des cicatrices qui ont fait vibrer nos poètes et historiens. Ces traits et traces sont désormais facilement identifiables lus du ciel, par exemple sur le site Remonterletemps.IGN.fr.
Toute cette construction se fit au pas du cheval, lentement, de façon têtue et opiniâtre. Elle s’inscrit dans la mémoire des sols pour le bonheur des archéologues du rural. Ce legs est aussi nostalgie, souvenir déformé de paysanneries laborieuses et routinières, frileuses parce que vivant dans la pénurie. Leurs productions nourrissaient mal le pays. La balance commerciale agricole est restée déficitaire jusqu’en 1971. Ces temps de connivence étroite entre les paysans et les paysages qu’ils construisaient durèrent jusque hier, vers 1960.
À l’heure des changements accélérés
Après 1960, le couple paysan-paysage s’étiole, l’éloge de la lenteur également. Les courbes des productions sont ascensionnelles. On ne dira jamais assez que le rendement du blé s’inscrivait dans la fourchette 8-20 quintaux à l’hectare il y moins d’un siècle et qu’il est désormais de 40 à 120 quintaux selon les lieux et les années, soit une moyenne de 75 quintaux.
Toutes les productions agricoles ont changé, s’affolent, obéissent bien malgré elles à des courbes spéculatives seulement freinées par les conditions naturelles. Parmi les cultures les plus impérialistes, la diffusion du maïs changea la donne paysagère et diffusa l’irrigation bien au-delà de ses territoires traditionnels, les assolements furent prioritairement dictés par les marchés. Sur les terres à cailloux de l’Est du Bassin parisien, il fallut garder le colza dans les rotations pour ne pas trop charger la terre en intrants. L’harmonie du vert et jaune fut ainsi sauvée, la qualité des sols préservée. Sur les craies de Champagne pouilleuse, on ne s’embarrassa pas de ces contraintes. Les logiques inverses existent également. On commence à mesurer les impacts paysagers créés par la disparition des quotas laitiers et ses répercussions (libéralisation des marchés, baisse des prix du lait). Les velléités de bâtir des fermes immenses, sans dimension familiale ni bien insérées dans le paysage débutent.
Aujourd’hui, les lieux de la ruralité sont pluriels. Ils peuvent être vivants mais désertés par l’agriculture (campagnes « rurbanisées » ), pérennes mais soumis à une simplification paysagère parfois excessive (modèles de grande agriculture), gommés par l’étalement urbain mal maîtrisé faute d’efficacité suffisante des schémas de cohérence territoriale SCoT ou encore gagnés par la friche et la forêt. Les réponses à donner sont donc plurielles, jamais définitives. Elles invitent à réfléchir aux externalités offertes par nos décisions. Il s’agit tout particulièrement de bien prendre la mesure des effets induits sur la qualité des systèmes (eau, air, société).
Des révolutions agricoles aux effets imprudents
Après les temps difficiles de la Reconstruction avait débuté ce que le syndicaliste Michel Debatisse appela « la révolution silencieuse », celle de la modernisation à marche forcée de l’agriculture au sein de l’Europe verte. Cette mutation rapide fit entrer la France dans le groupe fort réduit des grandes puissances agricoles.
Elle permit de nourrir en abondance, à bon marché et sans souci de dépendance pour le pays. Cette mutation rapide repose sur quatre opérations successives. D’abord l’essor de la mécanisation et son corrélat, les opérations de remembrement et de drainage qui ont conduit à une simplification des objets connexes (haies, bosquets, ripisylves) et des zones humides (mardelles, prairies inondables).
Ensuite, la révolution génétique qui impose la sélection des hybrides et l’omniprésence des puissants semenciers, la raréfaction des races locales au mieux reléguées dans des conservatoires ou des labels de protection, par exemple au bénéfice du porc cul noir du Limousin ou du porc blanc de l’Ouest. Enfin, la révolution informatique qui permet de réaliser d’importants gains de productivité, mais accélère les tensions spéculatives. Elle développe des systèmes déterritorialisés adaptés aux normes de la mondialisation, à la forte demande en matière de toutes sortes, y compris agricole, exprimée par la Chine depuis une décennie. Ainsi, les céréaliers lorrains vendent par pleines péniches de l’orge transformée dans les brasseries de la rivière des Perles.
Des connivences à réinventer
Les modèles agricoles conquérants ont montré des limites écosystémiques, économiques, déontologiques. Ils ne sont plus toujours en phase avec les demandes des consommateurs attentifs à disposer de traçabilité, de certification, voire de produits « bio ».
Derrière ces propos, beaucoup d’attentes, de déceptions, d’incompréhensions ayant par exemple contribué à l’amalgame entre paysan et pollueur. Les progrès enregistrés par l’écologie du paysage sont surtout postérieurs à l’essor des premières révolutions agricoles. L’agronome René Dumont avait été un précurseur de ces alertes dans les années 1960. Nos connaissances sur le fonctionnement des trames vertes et bleues, sur la biodiversité ordinaire et sur la vie des sols sont assez récentes. Elles invitent à trouver un nouveau contrat pour les agricultures.
Les contrats territoriaux d’exploitation (CTE) furent une tentative en faveur de ce changement. Aujourd’hui, il faut admettre de faire cohabiter plusieurs scénarios, plusieurs rythmes d’évolutions agricoles et plaider pour tous une part croissante de la rémunération du travail sur les primes. Comment mieux produire, mieux fertiliser, mieux vendre ses productions, réduire les distances entre les lieux de production et de consommation ?
Les champs de ces interrogations sont fertiles, inventifs et assez bien servis par la communication. Un nombre croissant de GAEC et EARL font leur promotion, vantant par exemple leur recherche de circuits courts ou leurs pratiques économes. Ce peut être l’assolage, une forme prudente de la conduite de l’assolement afin de réduire la fatigue du sol ou encore la fabrique de ses aliments à la ferme (FAF) pour valoriser ses récoltes. La prudence passe également par des labours peu profonds, l’essentiel de la fertilité étant dans l’épiderme de la terre. Toutes ces idées cheminent et devraient provoquer des changements dans les paysages.
Enfin, dans le cadre de la PAC 2014-2020, le respect du verdissement est mis en place, avec concrètement la délimitation de 7 % de surface écologique au sein des parcelles de plus de 15 hectares. Cette décision doit freiner les évolutions simplificatrices. Pour l’instant, celles-ci restent dominantes et les difficultés dans lesquelles se débattent les paysans ne laissent pas augurer de changements rapides car certains pensent avant tout à échapper à la faillite.
Jean-Pierre Husson, Professeur de géographie, président de l’Académie de Stanislas, Université de Lorraine
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.