Les nouveaux usages de la simulation informatique en science économique

 
Publié le 23/01/2017
Comment modéliser un monde économique de pus en plus complexe ? Ici un « Agent-based model » d'un réseau social. Argonne National Laboratory

Olivier Simard-Casanova est doctorant en sciences économiques au Bureau d'économie théorique et appliquée (BETA, une UMR CNRS). Ses recherches portent sur les comportements de passagers clandestins dans les équipes au sein des entreprises, ainsi que sur le développement de simulations informatiques en économie. Olivier Simard-Casanova est très impliqué dans la vulgarisation économique, notamment sur son site The Signal. Il signe ici son premier article pour The Conversation France.

Comment fonctionnent nos économies ? Depuis plus de deux siècles, les économistes tentent de répondre à cette question – avec bon nombre de succès. Nous savons par exemple qu’à long terme, l’innovation est le moteur principal de la croissance économique. Nous savons que le chômage est en partie le résultat d’un manque de fluidité dans la circulation de l’information entre les chercheurs d’emplois et les recruteurs. Nous savons que la pollution est avant tout liée au fait que polluer ne coûte rien. Mais il nous reste encore beaucoup à comprendre. Peut-être en utilisant de nouvelles méthodologies.

Au fur et à mesure de l’avancée des techniques, trois grandes méthodes nous ont permis de mettre un peu de clarté :

  • La modélisation théorique

  • L’économétrie

  • L’économie expérimentale

Où nous en sommes

La modélisation théorique consiste à étudier une version simplifiée d’un phénomène, version que l’on va appeler modèle. Que ce soit en économie ou dans toute autre discipline, le principe d’un modèle est similaire à celui d’une carte topographique : la simplification permet de prendre de la hauteur, au détriment de la précision. En fonction de la question de recherche, il est possible de faire varier l’échelle : une carte de Nancy n’aura pas le même intérêt qu’une carte du monde par exemple. Un modèle décrivant les incitations à travailler dans une équipe n’aura pas le même usage qu’un modèle d’équilibre général.

Tester les prédictions des modèles théoriques est en économie particulièrement difficile, car la reproductibilité est difficile à mettre en œuvre (c’est aussi au moins en partie le cas dans d’autres disciplines, par exemple l’astrophysique). C’est ici que sont intervenues l’économétrie et depuis les années 1980, l’économie expérimentale.

La première est un ensemble de méthodes statistiques en général assez sophistiquées, dont l’objectif est d’identifier la présence de relations de causalité entre deux variables (ou plus). Par exemple : est-ce qu’une hausse des impôts ralentit la croissance, et donc fait augmenter le chômage ? Pour appliquer les outils de l’économétrie, il est nécessaire de posséder des données statistiques. C’est souvent plus facile à dire qu’à faire.

L’économie expérimentale, elle, est dérivée de la psychologie expérimentale. Elle consiste à faire prendre des décisions à un certain nombre de personnes (les « sujets »), décisions que l’on va ensuite étudier – notamment pour voir si elles corroborent ou non les prédictions des modèles théoriques. Pour réduire le risque que les sujets se comportent différemment dans le laboratoire qu’à l’extérieur, ceux-ci sont payés. Il est aussi plutôt déconseillé de leur mentir.

Le problème

Théorie de la croissance néoclassique. Andill

Depuis que la science économique s’est massivement mathématisée, à la fin du XIXe siècle, elle a réussi à donner des clés de lecture souvent fort peu intuitives sur bon nombre de questions – économiques, mais pas uniquement. Toutefois, il devient de plus en plus difficile de publier des articles contenant des modèles théoriques. Les doctorants ayant un profil purement théorique sont de plus en plus rares.

Cela suggère que l’économie théorique est en crise, ou qu’une telle crise risque de bientôt survenir (et je ne fais pas référence à certaines branches de la macroéconomie, empêtrées dans une crise de confiance depuis leur échec (réel ou imaginaire) à prévoir et expliquer la crise de 2007-2008).

À mon sens, la raison principale derrière cette crise est que d’une certaine manière, on a un peu fait le tour de la théorie économique telle que pratiquée jusqu’alors. La théorie économique actuelle est une théorie de l’équilibre, c’est-à-dire qui cherche à montrer l’existence (ou non) d’équilibres, que ce soit dans les organisations, les villes, les régions, les pays, et ainsi de suite. Rechercher de tels équilibres est fécond, mais quid des cas où les phénomènes produisent autre chose que des équilibres ?

Que mon propos ne soit pas déformé : je ne dis pas qu’il n’y a pas d’équilibres, ni que la théorie actuelle doit être jetée aux oubliettes. Ce que je dis est qu’il est peut-être temps d’ouvrir la théorie économique à des méthodes qui permettent de chercher autre chose que les seuls équilibres, méthodes dont il est essentiel qu’elles soient par ailleurs compatibles (au moins partiellement) avec les modèles actuels.

Une idée : les agent-based models

Depuis les années 1980, une nouvelle approche multidisciplinaire est en train d’émerger : les sciences de la complexité. Elles s’intéressent aux systèmes dits complexes, c’est-à-dire composés d’une multitude d’agents qui interagissent massivement entre eux. Une flaque d’eau est un système complexe (où ce sont par exemple les molécules qui interagissent entre elles), nos économies en sont aussi.

Étudier ces systèmes est difficile, car ces interactions nombreuses et très locales peuvent produire des résultats au niveau du système entier qui sont tout sauf évidents – et donc difficiles à prédire. Dans le cas des systèmes complexes adaptatifs, dont l’économie fait partie, cette étude est encore plus difficile car les particules élémentaires qui composent ce système (les humains, les organisations, etc.) ont des règles de comportement qui évoluent (souvent aléatoirement) dans le temps ! Cette étude est en réalité tellement difficile qu’il n’existe pas, à ma connaissance, de véritable « théorie des systèmes complexes adaptatifs ». Mais il existe tout de même certains outils. L’un d’eux repose sur l’informatique.

Grâce à des modèles que l’on appelle agent-based models (il n’existe pas de traduction française à ce jour), il nous est possible de simuler des économies entières, à un coût très faible et sans problèmes éthiques. Surtout, ces modèles autorisent la recherche de choses autres que les équilibres. En réalité, ils vont même bien au-delà : dans ces modèles, l’équilibre est un résultat, pas une hypothèse de travail.

Toutefois, ces modèles doivent encore faire un certain nombre de progrès avant d’être opérationnels. Ils sont pour l’instant difficiles à tester à l’aide de l’économétrie, de la même manière que l’accès au code informatique qui les constitue est rarement possible (ce qui pose un problème en terme de reproductibilité). Il manque aussi une méthode unifiée pour les décrire (ainsi que pour décrire leurs résultats), et d’autres questions plus techniques (comme le nombre de fois qu’un même modèle doit tourner) restent à trancher.

Agent based modeling.

Malgré tout, cette approche par la complexité me paraît des plus prometteuses. Certes, par sa nature même elle ne permet pas d’obtenir de beaux résultats bien propres comme le permet la théorie économique actuelle. Toutefois, elle compense ce recul en offrant la possibilité de ne pas se focaliser exclusivement sur la notion d’équilibre. Car oui, de tels équilibres existent, mais il y a peut-être d’autres choses importantes dans notre économie, des choses que nos modèles théories actuels nous empêchent de comprendre.

Et l’enjeu est de taille : avec une meilleure compréhension des phénomènes économiques, l’on s’autorisera à mieux traiter les problèmes. Les agent-based models ne permettront pas un monde sans chômage ni pauvreté, encore moins sans crises. Mais ils permettront peut-être aux économistes de faire de meilleures recommandations de politiques publiques. C’est peut-être finalement tout ce qui compte.

The Conversation

Olivier Simard-Casanova, Doctorant en sciences économiques, Université de Lorraine

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.