[Interdisciplinarité] Atomes crochus entre chimie et lexicologie

 
Publié le 2/12/2022 - Mis à jour le 21/12/2022
Reseau lexical pour le mot Recherche

Le projet Impact LUE OLKi allie les expertises de cinq laboratoires de l’Université de Lorraine pour stimuler les travaux de recherche entre les diverses disciplines concernées par le traitement de la langue. Interviews croisées de binômes qui font de l’interdisciplinarité une force pour leurs recherches.

Rencontre avec Francesca Ingrosso, Maîtresse de conférences en chimie théorique au LPCT[1] et Alain Polguère, Professeur en linguistique à l’ATILF[2], pour en savoir plus sur leurs recherches communes sur le lexique (dictionnaire spécialisé) de la chimie. 

D’un côté, Francesca s’intéresse à la « modélisation des processus de solvatation », c’est-à-dire aux interactions entre les molécules qui leur permettent de mieux se solubiliser dans un solvant. Il y a notamment beaucoup d’applications dans le domaine de la chimie dite « verte » ou de l’environnement. Elle enseigne à la Faculté des Sciences et des Technologies dans les domaines de la chimie théorique et analytique, de l’atomistique à la modélisation moléculaire jusqu’à la physico-chimie théorique. De l’autre côté, Alain est spécialisé en lexicologie (étude des mots, de leurs fonctions, de leurs relations dans la langue) et lexicographie formelle et informatisée (modélisation du lexique des langues au sein de ressources de type réseaux lexicaux). Il s’intéresse aux aspects de la langue à l’interface entre sémantique et syntaxe avec des applications pour l’enseignement et l’apprentissage du vocabulaire. Il enseigne en sciences du langage, il intervient dans le Master Erasmus EmLex[3] et Master TAL[4].

C’est à l’occasion d’une rencontre interpole à l’UL, et ensuite lors de l'organisation du colloque "Molecular Sciences: Facing Up to Major Societal Challenges", en 2014 qu’ils se sont rencontrés et ont identifié un sujet de recherche commun autour du lexique de la chimie verte. « Quel est l’impact des intérêts sociétaux concernant l’évolution de la chimie vers une chimie respectueuse de l’environnement, sur le langage de la chimie ? » Alain a commencé à y travailler à partir de résumés d’articles du journal Green Chemistry. « Cela nous intéressait énormément puisque l’on se rendait de plus en plus compte que le langage que les chimistes utilisent aujourd'hui et sur un certain domaine, est complètement différent par rapport à celui utilisé dans d'autres domaines, dans d'autres contextes, dans des périodes différentes. Nous-mêmes ne sommes pas suffisamment conscients de l'utilisation du vocabulaire de la chimie, nous faisons plein d’erreurs logiques, d'utilisation, d'abus de notation, ce qui peut avoir un impact sur la qualité de notre pédagogie et sur notre clarté d’expression » se rappelle Francesca. « Souvent, les chercheurs d’une discipline, quel que soit le domaine, ne comprennent pas l'importance de la terminologie, c’est-à-dire l'importance d'utiliser les bons mots à bon escient. Certaines discussions ou débats viennent tout simplement du fait qu'un même mot recouvre des notions différentes. D’ailleurs, un des objectifs du collectif Bourbaki[5] était justement de mettre au propre la terminologie mathématique. » explique Alain.

Pour initier leur collaboration et faire les travaux préparatoires, ils ont bénéficié d’un projet exploratoire premier soutien Mirabelle STRÉTCH en 2015. La thèse de Polina Mikhel, codirigée par les deux chercheurs et financée par une bourse doctorale de la Région, a permis de définir une centaine de termes de la chimie à un niveau très fin, en français, anglais et russe (voir leur article « La chimie sur le bout de la langue »[6] où ils expliquent l’intérêt et le développement de ressources lexicales, et plus particulièrement des réseaux lexicaux qui sont construits manuellement). Le projet de Tomara Gotkova (deuxième thèse codirigée et financée par le projet IMPACT Lorraine Université d’Excellence OLKi) vise l’utilisation des termes techniques de la chimie verte dans les conversations sur les réseaux sociaux. « Cette deuxième thèse m’a permis de découvrir un monde que je ne connaissais pas, les réseaux sociaux. J'ai dû prendre connaissance de jusqu'à quel point les utilisateurs se servent de termes pseudo-scientifiques de toutes les façons possibles, parfois insolites. » relate Francesca. Elle ajoute : « Nous avons consacré une partie importante de nos études à l'analyse du terme carbone et toute sa polysémie, son utilisation plus ou moins correcte et des liens qui maintenant existent de manière évidente avec la langue générale. ». « Quand on voit des distorsions, dans l'emploi d'un terme, par rapport à un sens qui nous semblait le sens initial, on ne sait pas si ça va être une vraie évolution. C'est à dire qu’on ne sait pas si c'est un terme qui a émergé et qui s'est construit en tant qu’unité lexicale véritable ou si c'est juste une distorsion que les gens font ponctuellement. C'est très intéressant à étudier. Il y a tout un domaine en lexicologie qui étudie la dynamique lexicale qui concerne l’évolution du lexique mais ce qui nous intéresse, c'est justement de faire la part des choses. Il y a des termes qui sont des déviances par rapport à la terminologie de base mais qui sont entrés dans la langue, nous n'y pouvons rien et ces termes-là, il faut les décrire, et ils relèvent de la polysémie. » explique Alain. Il poursuit : « Une des conclusions de la thèse de Tomara est qu’il faut se limiter à des terminologies. Par exemple, il n’y a pas de terminologie de l'environnement. L’environnement n'est pas une science, ce n’est pas une discipline scientifique, ni un objet d'étude d'une science donnée. Les sciences de l’environnement sont vastes et peuvent comprendre notamment la physique, la chimie, des matériaux et théorique, des disciplines dont les vocabulaires sont très différents les uns des autres. Si le domaine est tellement large qu’il relève de plusieurs disciplines, il n’y a pas de vocabulaire structuré, donc pas une terminologie. C’est pourquoi dans les discussions à propos de l'environnement, il y a plusieurs terminologies et celle qui nous intéresse plus spécifiquement est celle de la chimie verte, le domaine de Francesca. »

Le secret de l'interdisciplinarité, pour eux ?

 « Chacun a sa spécialité mais est intéressé à entrer dans le domaine de l'autre. Il faut que les deux chercheurs aient une curiosité et que les deux approches soient complémentaires. »