3 questions.à ....Eirick Prairat, professeur de philosophie de l'éducation à l'Université de Lorraine, qui publiera un nouvel ouvrage le 25 août prochain intitulé "L’École des Lumières brille toujours", chez ESF Éditeur - Sciences Humaines.
Pourquoi appelez-vous l’École républicaine « L’École des Lumières » ?
Je dis plus précisément que l’école de la République est fille des Lumières, de ce courant de pensée qui naît au XVIIIème siècle et qui en appelle à l’émancipation. Le père de l’école républicaine n’est autre que le mathématicien et philosophe Nicolas de Condorcet (1743-1794). Alors, on me dira que l’école de Jules Ferry n’est pas tout à fait l’école de Condorcet. Bien sûr, évidemment. Mais notre école n’est plus tout à fait celle de Jules Ferry, c’est le moins que l’on puisse dire. Et je peux vous dire que l’école publique de demain, celle de 2100, ne sera plus tout à fait la nôtre.
Mais par-delà ces inévitables inflexions et changements d’orientation dans les modes d’organisation, les cinq grands principes qui dessinent et portent le projet d’une école républicaine sont bel et bien présents dans l’œuvre de Condorcet. Il s’agit du principe d’hospitalité, c’est-à-dire d’une école ouverte à toutes et à tous, filles et garçons, pour y suivre le même enseignement, j’insiste, pour y suivre le même enseignement. Il s’agit du principe de gratuité que Condorcet doit sans doute à Adam Smith, grand lecteur qu’il était du philosophe écossais. Il s’agit du principe de laïcité même si le mot de « laïcité » n’existe pas encore.
Il s’agit enfin du principe de mixité. Principe absolument inédit et absolument inaudible à l’époque. Il suffit pour s’en convaincre de relire ce que pouvaient écrire les autorités ecclésiastiques françaises quelques années avant la Première Guerre mondiale, soit près de 120 ans après les écrits de Condorcet. Je cite : « ces écoles mixtes, où l’on pratique, (…) le mélange des enfants des deux sexes, [est] un système d’éducation contraire à la morale et tout à fait indigne d’un peuple civilisé. »
Quels sont les moyens de lutter contre cette post-vérité omniprésente, qui s’est immiscée à l’école et qui vient perturber la transmission des savoirs & des connaissances ?
L’école doit aujourd’hui faire face au flot des propos ineptes, des délires conspirationnistes et autres divagations. L’ignorance est toujours là mais elle n’est plus toute seule. Une nouvelle menace est apparue : la post-vérité. Un mal sournois qui se plaît à mimer l’art de raisonner et qui, comme vous le dites, vient menacer l’école dans sa tâche de transmission des savoirs. Il faut comprendre que ce phénomène résulte de la conjonction de deux éléments : la tendance à surestimer nos compétences, ce que l’on appelle parfois l’effet Dunning-Kruger, et une capacité sans précédent à communiquer et à échanger avec l’arrivée d’internet.
La post-vérité nous invite à réfléchir sur les contenus d’enseignement car, avant d’être une école juste, l’école doit être une bonne école, c’est-à-dire une institution qui enseigne ce qui mérite d’être enseigné pour émanciper les hommes. La post-vérité nous invite aussi à revisiter l’art d’enseigner. Pas d’enseignement sans un apport sur les règles et protocoles épistémiques qui prévalent dans la discipline que l’on enseigne. Il faut aussi apprendre aux élèves à être attentifs aux processus mentaux qu’ils mettent en œuvre quand ils apprennent.
Depuis plusieurs décennies déjà, bien avant la publication du rapport de la commission Bronner[1], des psychologues cognitivistes américains de renom (R. Ammirati, M. Bond, B. A. Mellers…) ont fait pression pour que les écoles adoptent des programmes de « pensée critique ». Apprendre aux élèves à examiner différentes approches d’un même problème, à étayer leurs affirmations par des preuves et à repérer les biais cognitifs toujours possibles (biais de confirmation, d’intentionnalité, de cadrage, effet de halo, avarice intellectuelle…).
Pour vous, quelles seraient les pistes pour faire évoluer notre rapport au monde et faire face à l’urgence du vivant ?
S’il y a des réalités que l’on ne plus ignorer, ce sont bien les désastres climatiques et écologiques. Relever ce défi passe par la valorisation de deux enseignements : l’enseignement moral et civique et l’éducation artistique et culturelle. Ironie de l’histoire, quand les parents pauvres de l’école deviennent les ambassadeurs de la révolution culturelle qui s’annonce. L’enseignement moral et civique, mise en œuvre à la rentrée 2018, s’organise autour de trois finalités : respecter autrui, acquérir les valeurs de la République et construire une culture civique. Il faut ajouter à ce programme ambitieux une quatrième finalité : faire acquérir une conscience écologique.
Cette nouvelle finalité doit élargir le champ de la réflexion vers de nouvelles interrogations. Quelles fins civilisationnelles assignées à la technique ? Peut-on penser une croissance sans fin ? Quelles responsabilités avons-nous à l’égard des générations futures ? Des autres cultures ? Quel rapport devons-nous entretenir avec les animaux et, plus largement, avec le règne du vivant ? Comment parler du progrès ? L’heure est à l’éco-citoyenneté.
Il faut aussi promouvoir l’éducation artistique qui est sans doute la meilleure école pour nous aider à repenser notre rapport à l’altérité, à tout ce qui est autre que nous et dont nous dépendons pour vivre. Passer d’une conscience polarisée par le désir de connaître et de dominer à une attitude animée par le souci de l’accueil. L’éducation artistique nous invite à cultiver l’écoute et l’attention car l’homme n’est pas seulement un être qui analyse et fabrique, il est aussi un sujet qui ressent et reçoit. A l’heure où l’on ne jure que par les mots d’appropriation et de compétence, où la connaissance se mesure à sa seule capacité à faire, il faut aussi penser la formation comme acquisition de postures qui modifient notre présence au monde.
[1] Cette commission constituée de 14 membres et présidée par le sociologue Gérald Bronner a rendu en janvier 2022 au Président Macron un rapport intitulé Les Lumières à l’ère numérique. Ce rapport fait notamment de l’esprit critique « une grande cause nationale ».
Eirick Prairat sera présent le dimanche 11 septembre 2022 à l’occasion du salon Le Livre Sur la Place à Nancy, sur le stand collégial "Les Sciences Sur la Place".