En histoire de l’art, il est communément admis que le peintre flamand Jan Van Eyck ignorait les lois de la perspective. Gilles Simon, maître de conférences à l’Université de Lorraine et chercheur au laboratoire d’informatique LORIA (CNRS, Inria, Université de Lorraine), a réalisé une analyse probabiliste de cinq tableaux peints par l’artiste entre 1432 et 1439 et a révélé, grâce à des méthodes de vision par ordinateur, que le peintre était en réalité très en avance sur son temps. Il utilisait une machine à perspective perfectionnée à deux degrés de liberté pour représenter l’espace au plus près de la vision humaine. Cette découverte étonnante résout une énigme majeure de l’histoire de l’art et fait de Jan Van Eyck le père de techniques comme la réalité augmentée ou l’holographie synthétique.
La perspective : une histoire de profondeur
La perspective est la technique permettant de représenter des objets en trois dimensions sur une surface plane en leur donnant un effet de profondeur. À la Renaissance, la perspective linéaire révolutionne la peinture italienne avec notamment Giotto et les notions de point de convergence et de ligne d’horizon. En 1425, l’architecte Filippo Brunelleschi invente le premier dispositif de réalité augmentée, un panneau de bois avec un œilleton, nommé Tavoletta. Enfin, Leon Battista Alberti confirme ces notions en 1436 dans son traité De Pictura, dans lequel il évoque des orthogonales se rejoignant en un seul point. On considère alors que les peintres italiens avaient un temps d’avance sur leurs homologues flamands.
La perspective chez Jan Van Eyck
Jan Van Eyck a marqué l’histoire de l’art par sa méticulosité et sa technique de la peinture à l’huile, dont il est l’un des précurseurs. Sa science des détails et sa volonté d’immerger le spectateur dans la scène ont fait de lui l’un des grands maîtres de la Renaissance. La question de la perspective chez Jan van Eyck, quant à elle, suscite de vifs débats depuis une centaine d’années chez les historiens de l’art. Selon Erwin Panofsky, spécialiste des peintres primitifs flamands, l’artiste utilisait la perspective de manière empirique et n’en connaissait pas les lois. C’est en admirant le Retable de Gand que Gilles Simon, chercheur spécialiste de la réalité augmentée, a été intrigué par une perspective qui lui paraissait particulièrement élaborée. Il a donc décidé d’étudier les tableaux du peintre, notamment Les Époux Arnolfini, de plus près, à la croisée de l’histoire de l’art, de la géométrie et des probabilités.
Une énigme d’histoire de l’art élucidée par l’informatique
Le chercheur a procédé à une analyse des points de fuite. Afin de corroborer ses intuitions, Gilles Simon a souhaité apporter un point de vue objectif, grâce à des outils mathématiques. « Habituellement utilisé pour détecter les points de fuite dans une photographie, le modèle a-contrario est une technique clé de la vision par ordinateur. Je l’ai adaptée aux spécificités de la peinture et couplée à un critère de consistance probabiliste», explique Gilles Simon. Ses résultats ont montré quatre points centriques régulièrement distribués le long d’un axe incliné, et un schéma en arête de poisson, commun aux cinq tableaux, qui réfutent ainsi toute idée de hasard.
La reconstruction 3D du tableau a permis au chercheur de déduire non seulement la façon de peindre de Van Eyck (bande par bande, à travers une vitre ou un miroir), mais aussi sa position (assis, puis debout). « Il semble que le peintre ait également voulu tenir compte de la vision stéréoscopique humaine dans ses tableaux, précise Gilles Simon. Ces résultats montrent que le peintre a inventé la perspective polyscopique naturelle avec un dispositif optique comportant quatre œilletons, pour représenter la scène depuis différents points de vue en introduisant le moins de distorsion perspective possible. »
Ces analyses prouvent ainsi que Jan Van Eyck avait créé une machine à perspective polyscopique révolutionnaire au moment même où les italiens inventaient la perspective artificielle monoscopique et 70 ans avant que Léonard de Vinci ne découvre une version simplifiée du procédé. Cette découverte réfute ainsi toutes les théories établies depuis 100 ans à propos du système perspectif de Jan Van Eyck et ouvre de nouvelles perspectives en histoire de l’art.
Un article présenté à la conférence internationale SIGGRAPH 2021
L’article scientifique de Gilles Simon, Jan van Eyck's perspectival system elucidated through computer vision, a été sélectionné pour être présenté à SIGGRAPH 2021, la conférence internationale phare sur l’infographie et les techniques interactives, qui s’est tenue du 9 au 13 août 2021.
https://s2021.siggraph.org
L’article est disponible via ce lien : https://hal.univ-lorraine.fr/hal-03287031
DOI : 10.1145/3465623