Communiquer l'invisible est le nouvel ouvrage de la collection collection VisMI, Visibilité, médiatisation, interculturalité, aux Éditions de l'Université de Lorraine. Sous la direction de Tourya Guaaybess (CREM) et Eric Dacheux (Université de Clermont Auvergne, Laboratoire ComSoc), plusieurs auteur.e.s et chercheur.e.s relevant des sciences de l'information et de la communication ont décidé de s’interroger sur la notion d’invisibilité à travers des objets variés : le mouvement des Gilets jaunes, la communication politique en ligne, le mouvement LGBT, le marketing, le champ journalistique, les sites de rencontres, la recherche en ligne ou les arts numériques.
L’(in)visibilité devrait être un objet central des recherches en communication. Les mouvements sociaux qui secouent la planète depuis la fin des années 2010 — d’ailleurs vite investis par la recherche comme prise de court — nous le rappellent. En effet, le mouvement massif des Gilets jaunes n’est-il pas cette « France jusqu’alors invisible » qui a mis à l’index les médias nationaux qui les avaient ignorés ? La dernière pandémie n’a-t-elle pas donné lieu à de nombreux articles sur ces « invisibles » qui continuaient à braver le virus pour faire fonctionner le pays ? Le mouvement MeToo#, le collectif « Nous toutes » (contre le féminicide) n’ont-ils pas vocation à mettre fin à l’invisibilité de la violence faite aux femmes ? Le mouvement Black lives matter dit-il autre chose qu’une volonté de mettre fin à la déconsidération d’une partie des hommes ? Penser l’invisibilité est une entreprise vaste qui a demandé un ouvrage collectif. Nous nous conterons ici, d’aborder un point : les raisons de l’invisibilité.
Les raisons de l’invisibilité
Quelles sont les causes de l’invisibilité de telle ou telle partie de la population ? Deux éléments sont centraux selon nous : l’absence de médiatisation et l’incommunication. Les deux éléments ne sont pas tout à fait synonymes ; pas tout à fait différents. L’absence de médiatisation d’acteurs sociaux tient à différents facteurs dont l’incommunication. Explicitons ces facteurs qui concourent à l’invisibilité médiatique.
L'absence de médiatisation
Les médias sélectionnent les personnes qui finissent par être visibles dans la mesure où les critères de sélection sont fondés sur leur capacité à toucher le public le plus large. Le charisme, les qualités esthétiques de la personne médiatisée sont importantes. Ce dernier critère n’est pas toujours assumé — et hélas trop peu étudié — mais, pour prendre un exemple, on observe que les porte-paroles, les « icônes » des mouvements sociaux répondent souvent à ces critères esthétiques.
La capacité de l’acteur à s’exprimer de façon claire, simple et compréhensible pour le large public est également importante. Les personnes les plus médiatisées ne sont pas (trop) clivantes ; et fréquemment, les hypermédiatisés « transgressifs » sont en réalité ultra-conservateurs. De même, le choix des médias est basé sur leur représentation des attentes du public (sur ce point, ils peuvent se tromper).
Enfin et, peut-être surtout, ces médias traditionnels s’avèrent parfois déconnectés des gens ordinaires. La formule peut sembler excessive — les journalistes des médias mainstream sont aussi des citoyens, parfois précaires —, mais elle correspond à ce qu’a révélé le mouvement des Gilets jaunes dans son bras de fer avec les médias installés.
Toutefois, la fragmentation des médias du côté de l’offre et l’individualisation des pratiques médiatiques du côté de la demande, semblent rendre peu à peu obsolète cette course à l’audience (donc les critères que nous venons de mentionner). Reste que si la confluence médiatique (l’interaction et l’imbrication des médias traditionnels et des médias numériques dans un même système global) lève de plus en plus certains freins à la visibilité de groupes dominés, l’incommunication, elle, demeure.
L’incommunication
En effet, un autre phénomène, plus complexe à étudier mais fondamental, est celui de l’incommunication. Ceux qui ont le sentiment d’être incompris ou laissés pour compte ne sont pas invisibilisés seulement parce qu’il y aurait une discrimination à leur encontre, mais parce qu’ils ne parviennent pas à partager leurs maux et leurs mots à ceux qui ne vivent pas la même expérience qu’eux.
En effet, un individu porteur d’un stigmate (physique ou social, réel ou fantasmé) (Goffman, 1975) a un vécu. Il est porteur d’une expérience qui n’est pas immédiatement comprise ou même perceptible. De ce fait, la communication entre lui et autrui est marquée par ce malentendu : ils parlent la même langue et donc semblent se comprendre mais les mots n’ont pas la même résonnance pour chacun. Les émotions ne sont pas partagées, comprises de part et d’autre en raison du vécu de chacun. On entre ici dans ce que J. Rancière nomme le « partage du sensible ».
« J’appelle partage du sensible ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. Le citoyen, dit Aristote, est celui qui a part au fait de gouverner et d’être gouverné. Mais une autre forme de partage a déjà précédé cet avoir. » (2000, p. 7).
Autrement dit l’espace public possède une dimension esthétique qui rend visibles certaines places, certains problèmes, et en cachent d’autres. C’est ce sensible non interrogé, non conscientisé qui nourrit l’incommunication. Les intercompréhensions affichées ou d’apparence peuvent masquer des incompréhensions mutuelles sourdes. La communication universelle, républicaine qui alignerait toutes les femmes et tous les hommes d’une même nation en dépit de leurs histoires individuelles est un leurre et sans doute une belle utopie. Elle correspond à une rationalité instrumentale qui ignore les affects, les non-dits, les identités blessées, les corps stigmatisés.
C’est précisément ces malentendus et cette incommunication qui sont au cœur des débats qui agitent les mouvements de « visibilisation »/reconnaissance portés par les femmes, les minorités sexuelles ou "ethniques" ou les handicapés.
>> Retrouver Communiquer l'invisible sur le site du Comptoir des presses d'université