Docteur en sciences de l’art, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Institut européen de cinéma et d’audiovisuel (IECA) et membre du Crem depuis 2019, Jacopo Rasmi étudie principalement la création documentaire et les circuits de distribution audiovisuels en lien avec l’écologie et l’étude des médias en général. En 2020, il est aussi auteur avec Yves Citton de l’essai Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement au Seuil.
Quel est votre parcours ?
Originaire de Parme en Italie, pour terminer ma formation universitaire en lettres modernes et comparées entre mon pays natal, l’Écosse et la France, j’ai intégré l’Université Grenoble Alpes dans le cadre d’un master binational en études franco-italiennes et c’est là que j’ai entamé une recherche doctorale sous la direction d’Yves Citton (Litt&Arts) et Enzo Neppi (Laboratoire universitaire Histoire cultures Italie Europe). Mon projet de thèse portait sur les enjeux écologiques des pratiques d’écriture et de médiation documentaire dans les œuvres filmiques et littéraires. Je me suis alors notamment intéressé à une sélection d’auteurs de l’Italie contemporaine – mon pays d’origine – qui adoptent des formes de création documentaires : du cinéaste Michelangelo Frammartino à l’écrivain Gianni Celati. Mon hypothèse de travail était que cet univers documentaire doit être conçu et soutenu par sa capacité de développer des formes d’attention particulièrement sensibles aux milieux (au sens large, autant sociaux que naturels) que nous habitons. Autant dans le travail de l’auteur que dans l’expérience du spectateur, ces approches créatives constitueraient une occasion de mieux percevoir les environnements dans lesquels notre présence est inscrite.
Or, ce travail s’est ancré dans un champ de réflexion plus large concernant les implications perceptives, narratives et affectives de la crise environnementale et, conséquemment, le rôle des médias dans cette situation. Le problème écologique est-il exclusivement une question de gestion technique et administrative de nos environnements dits « naturels » ? Ou ce défi se situe-t-il aussi (peut-être surtout) dans les médiations esthétiques et informationnelles qui orientent notre attention et nos affects ? Si l’horizon écologique impose de prendre en compte des dimensions inédites aux niveaux économique ou législatif, il met également à l’épreuve nos capacités de percevoir, de raconter et de valoriser. Comment change le regard que nous portons sur le cinéma ou la littérature – mais également nos manières d’en faire – au milieu des crises environnementales ? De Bruno Latour à Tim Ingold, d’Anna Tsing à Emanuele Coccia, nombreux sont les intellectuels qui, depuis des disciplines variées, posent ces questions. Et bien que les Anglo-saxons aient pris une certaine avance dans cette réflexion, les recherches sur le terrain des « humanités environnementales » – là où la question écologique croise les méthodes et sujets des sciences humaines et sociales – croient aussi significativement dans l’aire francophone.
Pouvez-vous en dire plus sur vos recherches actuelles ?
En ce moment, paraît le livre Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrement (Éd. Le Seuil, 2020) que j’ai écrit en collaboration avec Yves Citton (Université Paris 8-Vincennes-Saint-Denis) en lien avec la question des médiations écologiques que je viens de résumer. Collapsonaute est un terme que nous avons emprunté aux discours contemporains autour de l’Effondrement pour designer moins ceux qui réalisent un travail plutôt scientifique d’accroissement des connaissances sur les risques imminents de la crise environnementale (les « collapsologues ») que les expériences d’organisation et de pratique déjà en cours au sein d’un milieu sensible ou en danger (les « collapsonautes »). Pour préparer cet essai, nous nous sommes intéressés aux discours de plus en plus répandus sur l’Effondrement écologique – de Jared Diamond à Pablo Servigne. Et, plutôt que de nous laisser méduser par les prophéties du progrès imperturbable (des climato-sceptiques) ou de l’apocalypse environnementale, nous avons essayé d’opérer une analyse qui mette ces théories au service des expérimentations écologiques qui nous entourent d’ores et déjà.
Maintenant, nous nous demandons par exemple ce que serait un « art collapsonaute ». Cette question est à entendre dans un sens large en considérant les « arts » comme des pratiques socio-politiques s’inventant pour transformer nos formes de vie dans une direction non seulement plus soutenable mais aussi plus désirable. Mais il faut aussi interpréter cette formule littéralement : que pourraient nous apprendre les pratiques créatives (l’art cinématographique, notamment) au sujet de la vie dans des environnements fragiles, contaminés et instables ? Quelle forme de création peut s’opérer dans un tel contexte ? En approfondissant la réflexion de Generations collapsonautes avec quelques ami·es d’un laboratoire cinématographique en pellicule – oui, il en existe encore – à Grenoble (l’atelier MTK), nous avons commencé à penser des façons artisanales, autonomes et éco-compatibles de faire du cinéma en dehors des circuits industriels qui fabriquent et diffusent la majeure partie de nos images et qui pourraient être mis à mal par un effondrement du système productif et distributif tel que décrit par les collapsologues.
Parallèlement, je travaille depuis la fin de ma thèse sur la question des circuits hétéroclites et expérimentaux de la diffusion culturelle, filmique tout d’abord. Je m’intéresse à des manières de faire circuler des contenus – des films, notamment – en dehors des infrastructures dominantes, qu’elles soient publiques ou commerciales, et de rassembler autour de ceux-ci des publics moins prévisibles et statiques que ceux qui s’inscrivent dans les dynamiques les plus répandues d’accès culturel. Il s’agit d’observer et de mettre en valeur d’autres écologies culturelles (à la fois sociales et techniques) à travers lesquelles d’autres expériences esthétiques et interprétatives collectives peuvent avoir lieu. Outre des éléments théoriques et critiques, ce genre de travail s’appuie sur des expériences de terrain (participation et rencontre) qui accompagnent quelques exemples singuliers de diffusion qui relèvent surtout du milieu documentaire qui est celui que je connais le mieux : je songe notamment aux plateformes Tënk (France) et Open DDB (Italie) ou encore à l’association grenobloise À bientôt j’espère et au collectif Cinéma voyageur.
Quels sont vos projets ?
J’ai plusieurs envies et projets en cours. Sur le front de la production intellectuelle, dans l’immédiat, j’achève la coordination d’un dossier pour la revue Multitudes qui doit paraître cet été et qui recueillera de nombreuses et intéressantes contributions autour des capacités et des transformations des publics confrontés au contexte culturel et médiatique contemporain marqué par l’essor des communications numériques. Ensuite, j’aimerais avoir le temps et les énergies pour rédiger un nouveau livre sur les relations entre univers cinématographique et théories écologiques – un domaine à nouveau très effervescent dans la recherche anglophone – qui pourrait faire office d’introduction générale à ce champ de réflexion. Enfin, un travail récent autour de la naissance du festival documentaire Les États généraux du film documentaire à Lussas en Ardèche alimente mon désir d’étudier les dernières décennies de l’histoire de ce qu’on appelle en France le « documentaire de création » afin de mieux comprendre les dynamiques sociales, culturelles et institutionnelles qui ont conduit ce secteur cinématographique à une certaine légitimation et à la création de toute une série de dispositifs de valorisation maintenant bien connus (festivals, programmes éducatifs, financements…).
Bien entendu, il reste le front du parcours professionnel : ayant récemment obtenu une double qualification en langues et littératures romanes et en sciences de l’art, je me lance dans ma première campagne de recrutement en vue de décrocher un poste de maître de conférences en France, tout en considérant avec plaisir l’occasion de reconduire mon expérience lorraine pour une seconde année d’attaché temporaire d’enseignement et de recherche après cette première phase d’installation.