Jean-Matthieu Méon, est maître de conférences en sciences de l'information et de la communication et co-responsable de l'équipe Praxitèle (arts, cultures, médiations) au sein du Centre de recherche sur les médiations (CREM). Ses travaux portent sur les pratiques et les formes culturelles, ainsi que sur les logiques sociales, politiques et professionnelles de leur légitimation.
Depuis sa sortie en décembre dernier, le film d’animation Spider-Man : New Generation a connu un succès commercial et surtout critique qu’une récompense aux Golden Globes le 6 janvier et une nomination aux Oscars le 22 janvier sont venues, pour l’instant, couronner. C’est pourtant déjà le septième long métrage de cinéma entièrement consacré au personnage et il raconte à nouveau comment un adolescent ordinaire devient un super-héros après avoir été mordu par une araignée radioactive.
Cette fois-ci l’apprentissage du métier de super-héros s’y fait par la confrontation avec d’autres Spider-Men : un Spider-Man blond à succès, un Spider-Man brun sur le retour, une adolescente, un détective à l’ancienne, une fillette et son robot sortis d’un anime japonais, un cochon… Le film, dans son récit, explique cette prolifération d’Araignées (une exploration transdimensionnelle ayant mal tourné). Mais au-delà de cette explication interne, ce double phénomène de multiplication et d’interaction est le produit de deux tendances centrales des comic books de super-héros comme de leurs déclinaisons audiovisuelles : les principes contradictoires mais souvent articulés de multiplicité et de continuité.
Les super-héros à l’ère de la multiplicité
Il y a une dizaine d’années, Henri Jenkins, figure clé des approches de la culture dans ses nouveaux contextes numériques et transmédiatiques, soulignait un changement dans la façon dont les grands éditeurs américains de bande dessinée (Marvel, DC) envisagent leur production et la façon d’exploiter leurs personnages les plus célèbres. Il évoquait ainsi une « ère de la multiplicité » tournée vers le « développement de versions multiples et contradictoires des mêmes personnages, fonctionnant comme autant d’univers parallèles ».
Selon ce principe de multiplicité, un même personnage, comme ici Spider-Man, au gré de ses reprises d’un support à un autre (d’une série de comics à une autre, des comics__ au cinéma, au jeu vidéo ou aux jouets) va connaître des incarnations diverses. Si elles conservent certaines constantes (pouvoirs, éléments du costume, symboles…), ces incarnations peuvent être très différentes, tant dans leur représentation que dans les récits dans lesquelles elles vont venir s’inscrire. Le personnage peut changer de sexe, d’âge, de couleur de peau, ses récits s’adapter à des publics d’âges différents, de nationalités et de cultures différentes.
Il est ainsi possible pour le groupe détenteur des droits sur le personnage de jouer de la familiarité et de la notoriété acquise tout en en renouvelant l’attrait et en en améliorant le ciblage. C’est aussi une façon de tenir compte des contraintes légales liées à la diversité des périmètres d’exploitation prévus par les contrats de licence.
Ce principe de multiplicité n’est pas une nouveauté. Il s’agit là d’une stratégie classique de la production des industries culturelles, de Fantômas à Star Wars, en passant par les Tortues Ninja ou Spirou. Dans les comics de super-héros, le principe de la déclinaison est presque aussi ancien que le genre. Superman, créé en 1938, se voit doté d’une version féminine (aux apparitions ponctuelles) dès 1943 (Lois Lane se rêvant en Superwoman) et de versions adolescentes masculine, Superboy dès 1944, et féminine, Supergirl en 1959, plus durables et régulières. Les déclinaisons animalières ont aussi été nombreuses : Krypto, le super-chien (1955), Beppo le super-singe (1959), Streaky le super-chat (1960)…
De la même manière, le grand concurrent de Superman des années 1940 et 1950, Captain Marvel (aujourd’hui plus connu sous le nom Shazam !) était doté de toute une « famille » : sa sœur Mary, son jeune ami Captain Marvel Jr, les Lieutenants Marvel, un Oncle Marvel, une version lapin, Hoppy Marvel.
Pour Spider-Man, créé en 1962, les variations se sont constituées plus lentement (Spider-Woman en 1977) mais sont finalement devenues elles aussi très nombreuses.
Et dès les premiers déplacements transmédiatiques de ces personnages de bande dessinée, les variations et les différenciations entre les personnages et les récits ont été présentes. Du comic book au serial des années 1940 ou au dessin animé télévisé des années 1960 ou 1990, se déclinent des personnages et des histoires qui ne sont à chaque fois ni tout à fait les mêmes ni tout à fait des autres.
Dans la toile de la « continuité »
Dans Spider-Man : New Generation comme dans plusieurs des exemples cités ci-dessus, les déclinaisons ne font pas que coexister, elles se rencontrent. Et ce dans un cadre qui tente de donner une explication cohérente à leurs ressemblances/dissemblances. Car la production super-héroïque – qu’elle prenne la forme de comics ou, depuis la renaissance des films Marvel avec Iron Man en 2008, de longs métrages de cinéma et de séries télévisées – est tout autant marquée par un autre principe, celui de la continuité.
Dans ce contexte, la continuité peut être définie comme la cohérence intertextuelle, synchronique et diachronique, que respectent les récits d’un même éditeur dans leur représentation des personnages, des événements, de la chronologie et de l’espace. Quels que soient les créateurs impliqués, les aventures super-héroïques racontées dans les comics Marvel (mais il en est de même chez son concurrent DC) doivent être cohérentes les unes avec les autres, se suivre ou se répondre, comme si depuis 1961 et le premier numéro des Fantastic Four c’était une seule et même longue saga que racontent les milliers de comics publiés par l’éditeur. Systématisé chez Marvel à partir des années 1960, le principe de continuité émerge bien plus tôt, dès les années 1940, lorsque les premiers super-héros publiés dans des revues différentes se rencontrent dans un même magazine pour discuter, former une équipe ou se battre…
Cette approche éditoriale et narrative présente de nombreux avantages créatifs et commerciaux. D’une certaine manière, les récits suscitent par eux-mêmes des prolongements et des ramifications pouvant servir de base à d’autres récits. La familiarité qu’auront nécessairement ces récits dérivés est censée donner envie aux potentiels lecteurs et en faciliter l’accès. La continuité permet de faire découvrir d’autres personnages et d’autres revues d’un éditeur et de fidéliser un lectorat qui aura à suivre plusieurs séries s’il veut saisir l’univers fictionnel de l’éditeur dans toutes ses ramifications.
Une telle démarche narrative n’est pourtant pas sans contraintes. Elle suppose, de la part des producteurs comme de celle des lecteurs, un rapport particulier à la production passée. L’inventivité narrative est de mise pour articuler des récits qui n’ont pas forcément été conçus de manière coordonnée. Les éditeurs comme Marvel ont développé une conceptualisation ad hoc, parfois inspirée de pratiques préexistantes des fans, pour penser la diversité des personnages et des récits et la mettre en ordre. Si des apparentes contradictions surgissent (Spider-Man est à la fois un adolescent à lunettes, une jeune femme ou un cochon), elles doivent être expliquées dans le cadre cohérent imposé par le méta-récit de l’éditeur : déplacements dimensionnels, effets de mimétisme ou liens familiaux peuvent ainsi justifier la coexistence de personnages à la fois si proches et si différents. Les univers parallèles y sont clairement distingués, codifiés, inscrits dans un « multivers », lui-même rattaché à un « omnivers » encore plus englobant.
À cette inventivité narrative répondent des efforts éditoriaux importants : coordination éditoriale forte des équipes créatives et nombreuses formes de médiations éditoriales. Des labels spécifiques permettent de distinguer si telle aventure de Spider-Man se situe, par exemple, dans l’univers rattaché à 1961 ou si elle doit être interprétée au regard des événements se déroulant dans l’univers Ultimate (gamme lancée en 2000 et arrêtée en 2015 proposant une relance et une remise à zéro – un reboot– des principaux personnages Marvel). La mémoire des lecteurs peut avoir du mal à correspondre à la mémoire narrative de l’éditeur qui cumule des décennies de récits et des encyclopédies sont régulièrement produites en ce sens depuis les années 1980.
Et si la continuité devient malgré tout trop lourde et contraignante pour les créateurs et fait obstacle aux nouveaux lecteurs, la relance de la gamme est toujours possible – quitte à devoir mettre en place un récit spécifique permettant d’expliquer dans l’univers fictionnel les remaniements éditoriaux. Les super-héros Marvel et les super-héros DC ont ainsi connu plusieurs « crises » et effondrements de leurs univers dont les conséquences ont souvent été un oubli de leur passé ou une fusion de leur Terre avec celles de leurs univers voisins.
Cette volonté de justifier dans la fiction des transformations liées à des considérations qui lui sont de fait extérieures montre bien la force que le principe de continuité revêt dans la production des éditeurs mainstream de super-héros.
Dans le « Spider-Verse »
Le titre français du dernier long métrage de Spider-Man fait en partie disparaître ce principe de continuité. La « nouvelle génération » du titre traduit met l’accent sur la nouvelle déclinaison du personnage qui est proposée. Le titre original, Spider-Man : Into the Spider-Verse, renvoie plus explicitement à ces considérations en termes d’univers fictionnels articulés les uns aux autres. Le film repose en fait sur une combinaison des deux principes dont nous avons parlé, alliant multiplicité et continuité.
Il propose d’une part une diversification sans lien contraignant, conforme à une logique de multiplicité. Nul besoin d’avoir vu les films précédents de Spider-Man pour comprendre celui-ci. L’univers fictionnel de son récit est autonome et si le film joue de la familiarité avec le personnage et ses différentes versions, aucun Spider-Man du film n’est exactement le Spider-Man d’un autre film ou d’un autre récit préexistant – contrairement par exemple au Spider-Man des trois films de Sam Raimi entre 2002 été 2007 qui poursuit son récit d’un long métrage à l’autre.
Mais d’autre part, cette nouvelle version du personnage s’accompagne d’un univers bien particulier, le Spider-Verse. Il s’agit là d’une idée déjà explorée depuis longtemps par les récits consacrés à Spider-Man, dans les dessins animés télévisés (en 1998 puis en 2015 et 2016), dans les jeux vidéo en 2010 et dans les comics eux-mêmes en 2014.
S’il existe des univers parallèles, il existe des Spider-Men différents. Par métonymie, le « multivers » peut être rebaptisé en « Spider-Verse ». En reprenant cette idée, Spider-Man : New Generation joue avec les codes narratifs du récit super-héroïque. Il s’agit là d’un clin d’œil à un genre, de la même manière que l’esthétique du film repose sur une transposition visuelle du style graphique des comics. Mais plus qu’un simple clin d’œil, le film se propose d’établir une nouvelle continuité, faite d’univers parallèles et riche de nombreuses déclinaisons potentielles et déjà en partie annoncées.
Ainsi, le Spider-Verse est une toile qui permet de tenir ensemble tous les Spider-Men que l’on souhaite, de les mélanger, de les rassembler – mais aussi éventuellement de les séparer dans autant de spin-offs, tous reliés par un fil qui guidera les spectateurs d’une sortie à une autre.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.