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Entre logique, langage et culture : la chaire Fulbright-Tocqueville renforce le dialogue franco-américain à Nancy


Temps de lecture : 7 minutes

Après quelques semaines de présence de Kai Wehmeier à Nancy, dans le cadre de la chaire Fulbright-Tocqueville qu’il occupe, nous proposons une interview croisée : deux questions à Kai Wehmeier, une à Andrew Arana, directeur des Archives Henri-Poincaré qui accueillent la chaire pour sa partie recherche. 

Factuel : Quelles perspectives la chaire Fulbright-Tocqueville, dont vous êtes lauréat cette année, vous ouvre-t-elle ?

Kai Wehmeier : L’un des deux objectifs principaux de la chaire Tocqueville–Fulbright, et du programme Fulbright plus généralement, est de renforcer la coopération scientifique entre la France et les États-Unis. En l’occurrence, la chaire nous permet de consolider et de développer une collaboration déjà existante entre l’Université de Lorraine, notamment les Archives Henri-Poincaré (AHP), et l’Université de Californie à Irvine, notamment son Centre pour l’Avancement de la Logique, de sa Philosophie, de son Histoire, et de ses Applications (C-ALPHA), sur les notions et méthodes de la formalisation et traduction telles qu’elles s’appliquent dans les sciences formelles, dont les mathématiques, la logique, la linguistique théorique et la numérique, en incluant les recherches sur l’intelligence artificielle. Les diverses interventions que je suis en train de faire dans plusieurs groupes au sein des AHP s’inscrivent carrément dans ce but, d’autant plus que les retours que me donnent les collègues viennent souvent de perspectives que je n’aurais pas forcément rencontrées au sein du seul contexte anglo-saxon.

À titre personnel, le séjour à Nancy me permet de profiter des compétences éminentes et diverses des chercheurs des AHP en philosophie et histoire des sciences formelles et en philosophie de la numérique, mises en valeur, entre autres, par les projets MATHY sur le langage des mathématiques et BANANA sur les archives Bourbaki, groupe de mathématiciens extrêmement influent, dont les conventions notationnelles pour l’écriture mathématique sont d’un intérêt particulier pour moi. Il convient peut-être de souligner la position tout à fait éminente des AHP en France, voire en Europe et dans le monde, dans ces domaines ; c’est la raison pour laquelle l’Université de Lorraine et les AHP se sont simplement imposées comme institutions d’accueil.

Le deuxième but de la chaire est tout aussi important. Il s’agit là de l’approfondissement de la compréhension mutuelle des deux peuples et du maintien continu du dialogue entre nos nations. À cet égard, mon rôle est plutôt celui d’ambassadeur culturel, ce qui implique une volonté et un effort de partager, de reconnaître, voire d’expliquer et de remettre en question, certaines spécificités des cultures scientifiques et sociales respectives. Je suis très content d’avoir beaucoup d’opportunités de ce genre : à part la conversation scientifique riche, beaucoup de collègues français m’ont chaleureusement accueilli chez eux, m’ont inclus dans diverses activités universitaires et privées, et se sont montrés très désireux de discuter avec moi de ce qui nous unit, ce qui nous sépare, et ce que pourrait être l’avenir des relations franco-américaines. En outre, j’ai la chance de pouvoir enseigner deux cours de philosophie de niveau avancé à l’UL, ce qui me permet de présenter aux étudiants français la perspective et la méthodologie de la philosophie analytique, tradition dominante dans le monde anglo-saxon mais toujours assez peu répandue en France. Enfin, il y aura aussi une conférence grand public à Nancy début novembre, où j’espère pouvoir passionner un peu les non-spécialistes pour les questionnements philosophiques théoriques tels qu’ils font partie de l’approche analytique.

Factuel : En quoi l’accueil de Kai Wehmeier participe-t-il au rayonnement des Archives Henri-Poincaré et à la dynamique des recherches qui y sont menées ?

Andrew Arana : Aux Archives Poincaré nous avons depuis toujours un groupe de recherche en histoire et philosophie des mathématiques et de la logique. L’insertion de Kai Wehmeier dans ce groupe a commencé il y a bien longtemps, en 2009 puis en 2020-2021, lors de deux séjours comme chercheur invité aux Archives Henri-Poincaré à Nancy. Depuis ces premières visites, nous avons construit une collaboration plus formelle entre son unité en Californie et les Archives Henri-Poincaré. Un programme de coopération a été financé en 2023-2024 par le CNRS, qui a débouché sur la mise en place d’un cycle de plusieurs rencontres Nancy-Irvine organisées alternativement en France et aux États-Unis, et il se poursuit aujourd’hui. La chaire de Kai Wehmeier constitue une suite logique de cette initiative. Sa présence à Nancy contribue à la vie scientifique de ce groupe de recherche mathématiques/logique, permettant la continuation de discussions déjà abordées et l’émergence de nouvelles pistes de recherche à suivre. Elle nous laisse également espérer d’autres étapes : nous consacrons du temps à réfléchir aux opportunités de réponse conjointe à d’autres appels à projets, et à une structuration renforcée de notre coopération franco-américaine.

La chaire Fulbright-Tocqueville, qui est aussi une chaire d’enseignement, est enfin très importante pour le département de philosophie de l’Université de Lorraine à Nancy : elle donne la possibilité aux étudiants de Master de suivre des enseignements donnés depuis une perspective différente, à un moment où la formation ambitionne de devenir plus internationale.

Bref, la visite de Kai Wehmeier enrichit et stimule la vie scientifique des Archives Henri-Poincaré, souligne notre positionnement et notre attractivité dans le contexte international de la recherche en histoire et philosophie des mathématiques et de la logique, et ouvre des horizons nouveaux pour nous comme pour les étudiants.

Factuel : Une conférence grand public est prévue le 6 novembre au Muséum Aquarium de Nancy : pouvez-vous nous en dire plus ?

Kai Wehmeier : La conférence, intitulée “5+7 égale 12, Voltaire est François-Marie Arouet – qu’est-ce que ça veut dire au juste ?”, propose une interrogation philosophique sur la notion d’identité telle qu’elle est interprétée par les philosophes analytiques. Cela n’a évidemment rien à voir avec la notion d’identité nationale, ethnique, sexuelle etc., mais porte sur la signification d’énoncés tels que ceux figurant dans le titre, dont les équations en arithmétique comme “a+b=b+a” et les connaissances empiriques comme “l’étoile du matin est (identique à) l’étoile du soir”. Est-ce que le signe d’égalité et le verbe français “est” expriment une relation entre des choses ? C’est un problème qui a agité la philosophie dès son origine. J’espère illustrer à travers cette question la manière un peu particulière de la philosophie analytique d’approcher un sujet philosophique, à savoir le concevoir comme une problématique qui relève du langage et de la logique, et adopter comme point de départ une toute petite question bien spécifique. Par contraste, la philosophie traditionnelle, ou “continentale” comme on dit souvent, a plutôt tendance à formuler de grandes questions telles que “Qu’est-ce que la vérité?” ou “Qu’est-ce que la beauté?” ou bien “Qu’est-ce que l’identité?” C’est certes plus satisfaisant au titre d’inspiration générale, mais ça risque aussi de n’aboutir à rien de concret. En revanche, l’approche analytique a l’air beaucoup plus technique et moins ambitieuse, mais produit souvent des résultats définitifs. J’ai donc prévu de passer en revue quelques questions philosophiques classiques liées au concept d’identité avant d’aborder plus spécifiquement la démarche analytique et les débats sur l’identité qui s’ensuivent.


Kai Wehmeier et Andrew Arana