[Retour sur] Prix littéraire Frontières : rencontre avec Asya Djoulaït

 
Publié le 12/01/2022 - Mis à jour le 5/01/2023

Lors d’une rencontre animée par Carole Bisenius-Penin, co-responsable du prix littéraire Frontières – Léonora Miano, Asya Djoulaït a été accueillie le 8 décembre par les étudiants de L3 Humanités à la bibliothèque du Saulcy. Ce troisième événement du cycle de rencontres « Écrire les frontières » a permis une discussion entrecoupée de lectures autour de son premier roman Noire Précieuse, paru en 2020 chez Gallimard.

Des écrits explorant les frontières qui se dérobent au regard

Née à Paris de parents algériens, Asya Djoulaït a la chance d’être « préservée de la frontière comme danger ». Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Dans son roman Noire Précieuse, lauréat du festival du Premier Roman de la saison 2020-2021 et sélectionné en 2020 pour le prix du 1er roman par la Société des gens de lettres (SGDL), elle dépeint l’évolution d’une jeune parisienne, Céleste, dont la mère Oumou a émigré de Côte d’Ivoire. Un élément tragique vient également rappeler les périls que peuvent faire courir les frontières : le personnage de Bosso, qui n’est pas parvenu à aller « derrière l’eau », c’est-à-dire vers les pays du nord, et qui est renié par sa famille suite à son échec du dépassement frontalier. Il porte dans sa chair les effets négatifs des frontières mais échappe malgré tout aux stéréotypes de la victime. Bosso est à l’origine de la souffrance d’Oumou. Amoureuse de lui, il la délaisse parce qu’il la trouve « trop noire ». 
Le thème de la pigmentation, ou plutôt de la dépigmentation, est crucial dans ce roman. À 10 ans, l’univers de Céleste s’effondre lorsqu’elle découvre que sa mère, surnommée la « femme feu », se dépigmente la peau, alors que celle-ci le nie. Mais sa peau, à la fois grise et rouge, la trahit. Au milieu d’une évocation des frontières identitaires entre mère et fille se pose la question : jusqu’où est-on prêt à aller contre sa propre nature pour un statut dans la société ? Plus qu’une dénonciation des diktats de beauté imposés aux femmes, c’est une dénonciation des jugements hâtifs émis sur les personnes qui se dépigmentent la peau. C’est un choix conscient de sacrifier une partie de soi-même pour se défaire de certains poids dans une société normée, un choix subi où leur santé est gravement en jeu. Il est question de rapports entre hommes et femmes, et des impacts de la colonisation. 
La construction identitaire de l’adolescente qu’est Céleste se fait en fonction des espaces dans lesquels elle évolue et qui la renvoient à sa culture française et africaine. Elle fantasme sur l’univers de son amie Clémentine, son opposée tant dans le caractère que dans la culture, qui fantasme autant sur l’univers de Céleste : elles se construisent ensemble. 
 

Une écriture elle-même à la lisière

Cette autrice ne s’enferme pas dans les genres littéraires. Bien qu’elle ne l’ait pas construit comme un roman initiatique, Noire Précieuse en contient certains éléments. À travers ce parcours initiatique, le texte montre le besoin de retours aux origines, avec des choix pas forcément évidents, a fortiori avec la difficulté d’une double culture. Le paradoxe auquel Céleste doit faire face est incarné par l’insulte « bounty » : on vient dans les pays du nord, majoritairement blancs, pour faciliter la réussite de ses enfants, mais si ceux-ci s’intègrent trop bien, ils sont considérés alors comme des « vendus », des transfuges pour leur communauté. 
Asya Djoulaït interroge également les frontières linguistiques en exposant les relations entre le nouchi, mélange d’argot français et de dialectes ivoiriens, et le « bon français de France ». Céleste maîtrise très bien le français et pourrait aussi maîtriser le nouchi mais ne s’y trouve pas tout-à-fait légitime. L’écrivaine a découvert ce langage dans les cafés parisiens, a perçu les potentialités de ce travail sur l’oralité qui s’offrait à elle – le personnage d’Oumou est ainsi la somme des femmes qu’elle a rencontrées dans le quartier Château d’Eau (Paris). Après avoir appris que c’était du nouchi, elle a pu le rendre avec un grand travail d’écoute et avec l’aide d’un dictionnaire en ligne du nouchi. Son travail sur la langue est marqué par son premier choc esthétique : l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma. 
Parfois, même la frontière entre la réalité et la fiction se fait floue. Ainsi le personnage de Céleste est à la fois l’alter ego de l’autrice et son opposé. Selon elle, Céleste s’éloigne d’elle – et c’est plus confortable – mais elle lui ressemble aussi. En réalité, comme tous ceux tiraillés par plusieurs cultures, Asya Djoulaït s’est posée les mêmes questions que Céleste, de façon plus violente. 
 

La vocation de diffuser la littérature

L’autrice cherche à faire entendre les voix qui n’ont pas encore toute leur place dans la littérature, par exemple le nouchi qui est essentiellement oral. De plus, un tel travail de légitimation de l’oralité est peut-être un chemin pour ramener à la lecture les plus jeunes, en écrivant de manière plus « moderne ». 
Malgré tout, Asya Djoulaït se présente comme professeure de lettres dans le secondaire, c’est sa vocation première – et l’écriture est naît à un moment donné, encouragée par une autre professeure et par une nouvelle réalisée, Filigrane, primée par un concours d’écriture de la Sorbonne. Elle considère l’écriture comme un exutoire et un loisir, mais aussi un moyen de casser les clichés, de modifier les représentations de l’écrivain.e. 
Souvent, elle fait lire le premier chapitre de son roman à ses élèves, puis leur demande le portrait-type de l’auteur, avant de leur révéler que c’est elle l’écrivaine – alors qu’en général ils pensent d’abord à un homme noir. Une façon de désacraliser l’écriture, tout en montrant qu’écrire est concrètement possible ! 
 

Par un processus créatif fragmenté

En revanche, la frontière est pour elle très clair entre la lecture et l’écriture. Elle attend que l’envie d’écrire soit insupportable pour s’y mettre. Et quand elle n’écrit pas, elle lit beaucoup. Elle ne fait surtout pas ces deux activités en parallèle, au risque d’être inconsciemment trop influencée stylistiquement par ses lectures, ce qui provoquerait des incohérences dans sa propre écriture. Or ce qui lui plaît dans l’écriture, c’est justement de pratiquer une multitude de croisements entre les œuvres et les styles précédents. 
Elle estime qu’il a certes la « méthode Zola », en allant sur le terrain et en cherchant l’objectivité, mais qu’un texte est en général plus profond si la sensibilité de l’auteur est secouée. Elle-même a été touchée par la question identitaire et par la nécessité de rendre enfin sa place à l’oralité dans la littérature française et francophone. 
Finalement, pour Asya Djoulaït, une belle occasion de rendre visible les « langues parlées » et d’amener aussi les plus jeunes vers la littérature contemporaine. 
 
Article de Camille Lucot, étudiante L3 (Humanités)